Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’osait le destituer, parce que l’ancien corsaire était son créancier. Mais il le haïssait, et Catherine ne le pouvait souffrir. Une nuit donc, la comtesse, quittant son mari toujours malade à Imola, monta à cheval, courut à Forli, s’approcha de la rocca et appela le châtelain. « Le dit châtelain se mit aux créneaux, et dit : « O madame, et que voulez-vous ? » Madame répondit et dit : « O messire Marchionne (pour Melchiorre), je viens de la part de monseigneur pour que vous me rendiez la rocca : voici les contreseings que j’y veux rester, moi[1]. » Le châtelain répondit : « Et qu’en est-il du comte ? J’ai entendu dire qu’il est mort. » Madame répondit : « Mais ce n’est pas vrai. Je l’ai laissé de bonne humeur. » Le châtelain répondit : « Ici, le bruit public est qu’il est mort. S’il est mort, je veux tenir cette rocca pour ses fils ; et s’il est vivant, je veux la lui remettre à lui-même ; et s’il veut m’en chasser pour y mettre un autre, je veux qu’il me donne l’argent que je lui ai prêté, et puis je lui rendrai la rocca, s’il me plaît et me paraît bon. » Après quoi, sans rien ajouter, Melchiorre tourna le dos, et se retira ; ce que voyant la comtesse, elle reprit toute triste, — dolorosa, — la route d’Imola. Mais la douleur de Catherine ne devait pas être une douleur résignée.

En ce moment se trouvait à Forli cet Innocenzo Codronchi qui, sous le règne de Sixte IV, avait été connétable du comte Girolamo au château Saint-Ange, et qui, chassé de là par Catherine, s’était ensuite réconcilié avec les Riari, était devenu capitano de’ provvisionati, ou chef de la garde du palais, et châtelain de Ravaldino avant Melchiorre. Il allait et venait à sa guise dans la rocca, et, fidèle à la consigne, avait l’œil sur le vieux pirate, dont il flattait les petites manies, allant dîner, souper et jouer aux dés avec lui. Le 10 août, ils étaient à table. Ils jouèrent le dîner du lendemain, et Codronchi s’arrangea pour perdre. Il sortit de la rocca, et, dès le matin, remit des cailles, des perdrix et des chapons à un soldat de Forli, nommé Moscardino, en lui disant : « Prends-les, porte-les à la rocca, et dis qu’on les apprête pour dîner ce midi ; » et il lui donna encore certaines autres instructions secrètes. Moscardino obéit ; le châtelain le vit venir avec sa provision, il lui fit ouvrir la porte de la rocca, et, tandis qu’il faisait

  1. Nous essayons de traduire littéralement, au risque de quelque incorrection grammaticale, pour garder au dialogue, avec sa rapidité, sa couleur et sa saveur si particulières.