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lui viennent ses plus grandes épreuves et ses plus grandes misères, car elle inspire trop l’amour pour pouvoir jamais fuir l’amour :


Amor, ch’a null’ amato amar perdona[1].


Mais elle s’aime encore mieux elle-même, et, en elle-même, elle aime encore mieux sa race, sa famille, sa maison, leur commune grandeur, la Fortune. Et, dès l’instant où elle est sûre que la vengeance de Laurent cherche son chemin jusqu’à Girolamo, tout en défendant fidèlement, vaillamment, son mari, elle commence à laisser entendre qu’elle en est, au fond, politiquement séparée. Il est Riario, mais elle est Sforza ; et les Médicis, ou ce Médicis, peuvent bien être les ennemis du comte de Forli et d’Imola, mais ils sont les amis des ducs de Milan, Galeazzo Maria et Ludovic le More, auxquels elle tient presque d’aussi près qu’elle tient à Girolamo. Si donc Girolamo doit disparaître, que Laurent voie en elle, non pas la veuve de son adversaire, mais la fille et la nièce de ses alliés. « De là, chez Catherine, a-t-on remarqué, une espèce de duplicité mystérieuse qui en vint dans la suite jusqu’à la faire soupçonner d’avoir été complice de l’assassinat de son mari[2]. » Il serait excessif d’en conclure que pour conserver une mère à ses enfans, elle sacrifie ou fait sacrifier leur père, mais elle laisse opposer, elle oppose leur mère à leur père pour leur conserver l’Etat. Or, tout pour conserver l’État, c’est la règle première du machiavélisme.

Tout, et non seulement la duplicité, le double jeu, mais le grand jeu, le meurtre. Le châtelain de la rocca de Ravaldino à Forli était un certain Melchiorre Zocchejo de Savone, « très mauvais homme, autrefois corsaire de mer, et féroce contre les pauvres chrétiens, » qu’il tuait, dépouillait, mettait aux rames, noyait à sa fantaisie. La Fortune, dit le chroniqueur Cobelli, — décidément c’est la déesse des Italiens de ce temps-là, — la Fortune lui avait donné le temps de se repentir, mais il ne s’était jamais repenti. « Jamais il ne se confessa. Grand blasphémateur de Dieu et des Saints, et autres péchés en lui secrets : suffit. Et c’est pourquoi le péché le conduisit à une vilaine mort, à mourir dans la rocca de Forli de male mort[3]. » Girolamo l’avait nommé, parce que Melchiorre était son compatriote, et il

  1. Dante, Inferno, ch. V.
  2. Pasolini, Caterina Sforza, I, 127.
  3. Cobelli, Cronache forlisesi, p. 296.