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sommes livrés, au sujet des drames d’Ibsen, à ces tours de force d’interprétation et à ces subtilités d’exégèse, cela même indique très précisément par quoi ces drames se sont imposés à nous, et nous ont paru nouveaux et significatifs. Nous sommes allés droit à leur contenu d’idées et ils se sont emparés de nous d’abord par la somme de pensée qu’ils paraissaient enfermer.

Or cet écrivain au regard tourné vers l’intérieur, coutumier de la méditation silencieuse et solitaire n’en est pas moins un homme pour qui le monde extérieur existe. Amoureux des idées, il est quand même attentif à tout le concret et à tout le matériel de la vie journalière. Aussi le milieu dans lequel s’encadrent ses pièces n’est-il jamais ni vague, ni irréel. Nous pénétrons avec lui dans ces intérieurs de bourgeois aisés ou gênés. Le paysage qu’on aperçoit par la baie des fenêtres, la disposition de l’appartement, le mobilier, les objets, tout a sa raison d’être, son rôle, et nous imprègne peu à peu d’une atmosphère qui est celle-même où les événemens doivent se produire. Presque pas un de ces personnages qui soit purement une entité. Nous connaissons pour chacun d’eux les particularités qui en font des êtres vivans, et leur physiologie d’abord : celui-ci boite, celui-là est malade de la moelle et cette autre des nerfs. Nous savons quelle est leur hérédité, l’entourage où ils se sont formés, leur passé, leurs habitudes, leurs manies. Il faut à Stockman son toddy, et Tesman n’est pas tout à fait lui-même sans les pantoufles que lui ont brodées ses tantes. Si chaque pièce a ses protagonistes, il grouille autour d’eux un peuple de personnages secondaires, vieillards en enfance, vieilles filles, petits employés, gens du peuple, ratés, vicieux que nous reconnaissons pour être faits de l’étoffe des créatures humaines, toujours et partout la même, et que ce soit à Stockholm à Christiania ou ailleurs. Ibsen est passionné pour savoir ce qui se passe au dedans de toutes ces machines humaines ; quelle est la pièce maîtresse de ces organismes pensant et sentant ; quel conflit s’institue entre les idées reçues et celles qui résultent de l’expérience personnelle, entre les principes et les passions, entre les sentimens et les intérêts, comment un trait de caractère, une faculté dominante, un instinct primordial détermine tout le mouvement, engendre tous les actes. Parce qu’ils appartiennent à une race qui n’est pas la nôtre, il arrive que ces personnages parlent et agissent d’une manière qui nous déconcerte ; nous ne leur reprochons jamais d’être inexistans : ce n’est pas ici le royaume des ombres, ni le rendez-vous des fantoches.

Ajoutez que la façon dont Ibsen conçoit l’activité humaine n’est pas