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REVUE LITTÉRAIRE

LE THÉÂTRE D’IBSEN[1]

C’est seulement depuis une quinzaine d’années que l’œuvre d’Ibsen avait pénétré en France par les traductions du comte Prozor et par les représentations données au Théâtre libre, à l’Œuvre et sur diverses scènes d’avant-garde. Mais on sait quel accueil elle avait tout de suite reçu : il n’est pas chez nous de théâtre avec lequel le public lettré soit plus familier, et pas d’ouvrages que la critiquait plus abondamment commentés. Les lecteurs de cette Revue ont sans doute présent à l’esprit l’article fameux où M. Jules Lemaître réclamait, pour nous autres Français, le droit de reprendre notre bien où nous le retrouvons et rappelait à certains enthousiastes du dramatiste norvégien que George Sand et Dumas fils ont écrit avant lui. Et ils n’ont pas oublié les pages récentes où M. Suarès dégageait l’âme de ce que l’on pourrait appeler « l’ibsénisme, » comme Henry Beyle parlait naguère du « beylisme. » Au lendemain de la mort d’Ibsen, je me bornerai ici à rechercher quels sont les traits essentiels de son génie, ce qui donne à son théâtre un accent si particulier, quelles impressions et quelles figures s’en détachent pour vivre dans notre mémoire.

Quand on parle du théâtre d’Ibsen, il va sans dire qu’il faut y distinguer des époques, et par conséquent des manières différentes et successives. Comme tous les grands écrivains, et dans une production qui embrasse plus de quarante années, Ibsen n’a pas manqué « d’évoluer. » Il a modifié ses idées et ses procédés d’art. Il a, pour ne pas

  1. Les principales pièces d’Ibsen traduites par M. Prozor ont été publiées à la librairie Perrin. — Cf. Lettres d’Ibsen publiées par Mme M. Rémusat (Perrin), et Auguste Erhard, Henrik Ibsen et le théâtre contemporain (Lecène et Oudin).