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retour à Paris. Mais aussitôt elle est signalée, surveillée par la Commission de police administrative d’abord, puis par le Bureau central qui la remplace (13 frimaire an IV). La contre-révolution n’a point désarmé : les émigrés abondent à Paris, rôdent autour de l’ambassade de Suède, du corps diplomatique ; Mme de Staël est accusée de favoriser leurs projets, de leur donner asile[1] ; on sait qu’elle « recèle » Mathieu de Montmorency, qui va être arrêté aussitôt après son départ, le 5 nivôse. Son ami, le comte Carletti, ministre de Toscane, dont on soupçonne les menées royalistes, reçoit du Directoire l’ordre de quitter Paris ; il part le 25 frimaire. Mme de Staël, enfin, se décide, bien à regret, à suivre son exemple. Elle fixe son voyage d’abord au 1er décembre, puis au 15, puis au 20 ; enfin le 30 frimaire au soir (21 décembre), elle monte en chaise de poste avec Benjamin Constant, tout au « bonheur de l’accompagner. »

Tous deux, malgré leurs mésaventures, sont fort « lestés en espérances républicaines[2]. « Benjamin n’a pas mal fait ses affaires. Il a acheté pour 35.000 fr. de biens d’émigrés qui lui rapportent 7.000 fr. de rente « en fonds de terre ; » il possède à Hé-rivaux, près de Luzarches, à quatorze lieues de Paris, une jolie propriété qui, sans compter l’agrément, peut lui être utile pour ses vues ambitieuses. Il a, grâce à Mme de Staël, de nombreuses relations politiques ; il espère revenir en France et, quoique Suisse, se faire reconnaître citoyen français. Alors, à la remorque d’un Sieyès, d’un Barras, il pense conquérir la fortune et la gloire.

Mme de Staël, elle aussi, est déjà consolée ; elle ne croit pas à l’exil ; elle veut prendre sa revanche, et c’est avec un air de défi qu’elle s’écrie : « La République française me reverra[3] ! »


PAUL GAUTIER.

  1. Rapports du 2 et du 17 frimaire (23 nov., 8 déc). (AULARD, II, 421, 483.) — Journal des hommes libres du 25 frimaire. — Benjamin Constant à son oncle Samuel, 17 frimaire, an IV (8 déc. 1795).
  2. Necker à Meister, 2 janv. 1796.
  3. Mme de Staël à Meister (18 mars 1796.)