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enfin la « sibylle » cède au dieu qui l’oppresse : l’ardent amour de la liberté, l’intérêt qu’elle porte à ses amis, la pensée de nouveaux malheurs, de nouveaux supplices, enflamment son beau regard, donnent à sa voix un accent prophétique. Nécessité de finir la Révolution, souveraineté du peuple, pouvoir de l’opinion, tous ces sophismes dont retentit chaque jour la tribune des sections, elle les perce de son ironie, de ses sarcasmes.

« Vous parlez, Messieurs, d’en finir avec la Révolution, et vous prenez la meilleure marche pour la recommencer. Avez-vous affaire à des hommes tout prêts à vous céder la place ? Ces disciples de Danton, ces vieux Cordeliers ne voient-ils pas qu’il s’agit ici, pour eux, de vie ou de mort ? Ils vous combattront avec un pouvoir absolu qu’ils gardent encore, et avec îles armes que vous ne connaissez pas, celles des révolutionnaires. Vous êtes bien neufs à parler souveraineté du peuple ! Vous bégayez une langue qu’ils connaissent mieux que vous et qu’ils ont fabriquée pour leur usage ! » Point de doute : il faudra en appeler aux armes. « Ne voyez-vous pas ces régimens qui bordent vos murs ? » — « Mais, dit-on, comme au 10 août, les troupes fraterniseront avec les citoyens et ne tireront point sur eux ! » — « Croyez-vous, s’écrie Mme de Staël, qu’il sera difficile à la Convention de vous représenter aux soldats comme les émissaires des rois qu’ils ont vaincus !… Je ne vois que du sang, et le sang de mes amis inutilement versé ! » La Harpe s’indigne : « L’opinion est pour nous ! » Et elle lui lance cette foudroyante réplique : « Je demande à M. de La Harpe de quel calibre sont les canons de l’opinion publique ! » Et le supplie ses amis de garder, de ménager cet ascendant de l’opinion, qui renversera, mais par degrés, les lois révolutionnaires, de craindre avant tout la défaite ; et comme, à ce mot, l’auditoire s’irrite : « Je craindrais, s’écria-t-elle, votre victoire même !… Ignorez-vous que beaucoup de royalistes marchent dans vos rangs ?… Vous allez rallumer tous les feux de la guerre civile ! »

Nulle scène n’est plus capable de nous donner une juste idée de l’éloquence de Mme de Staël, dont ses écrits ne sont que la pâle image : trente ans plus tard, elle vit encore dans l’esprit du témoin qui nous en a laissé le souvenir. Nulle aussi ne montre mieux l’équivoque dont elle souffre, le conflit entre ses affections et ses principes : suspecte aux républicains pour ses relations avec les royalistes, haïe des royalistes pour ses idées républicaines, elle erre