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Mais il s’agissait cette fois d’une insulte faîte à la femme d’un ambassadeur d’une puissance amie et alliée ; les journaux protestèrent[1]et le corps diplomatique s’émut. Des ambassadeurs et ministres étrangers se réunirent, et l’on agita la question de savoir si l’on adresserait au gouvernement français des représentations officielles. Finalement on résolut « d’ensevelir dans l’oubli cette pitoyable scène. » Il est probable cependant que M. de Staël se plaignit officieusement au Comité de salut public. Ce diplomate se trouvait dans une situation singulière : il désirait ardemment ne plus être entravé dans sa carrière, et sa femme ne cessait de le compromettre ; il connaissait le caractère ombrageux et susceptible des membres du Comité de salut public, avec lequel il avait entamé les négociations longues et délicates, qui devaient aboutir au traité du 28 fructidor, et il souhaitait qu’aucun incident ne vint troubler la bonne harmonie entre la Suède et la France. D’autre part, le Comité de salut public savait gré à l’ambassadeur de Suède de sa modération et de sa courtoisie, mais il était également persuadé qu’il ne pouvait lui rendre de plus grand service qu’en éloignant Mme de Staël. Il insinua donc à M. de Staël, comme il le lui avait insinué dès le mois de juin[2], qu’il ferait bien de conseiller à sa femme un séjour à la campagne. Cette fois, l’invitation était pressante ; il fallait y déférer. Mais Mme de Staël ne se tient pas pour battue, avant de partir, elle enlève, de haute lutte, le rappel de son « aimable », son a excellent ami[3] », que la barbarie des Anglais a relégué en Amérique, Charles-Maurice Talleyrand-Périgord.

L’affaire est délicate. La Convention est très irritée contre les émigrés. Le 5 fructidor (22 août), Legendre, revenant à la charge à propos de la brochure de Rœderer, s’écrie au milieu des applaudissemens de l’assemblée : « Souvenez-vous qu’il faut que la république serve de tombeau aux émigrés, si jamais ils rentrent sur

  1. Voir les Nouvelles politiques du 9 fructidor (26 août), et le Courrier français, du 5 fructidor (22 août).
  2. Ceci ressort d’une lettre inédite de Mathieu de Montmorency à Mme Necker de Saussure (juin 1895) : « Elle ne me parle plus de son séjour d’un mois à la campagne, qui me paraissait pour elle un mauvais signe. » Thibeaudau (Mémoires I, 236) parle formellement d’une « insinuation faite à son mari par le Comité du salut public, » avant l’arrêté pris en vendémiaire contre Mme de Staël.
  3. Mme de Staël à Meister, 12 mars 1794.