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faveur de ceux qu’on nommait alors les « fugitifs, » c’est-à-dire des émigrés qui n’avaient quitté la France que depuis le 2 septembre 1792 « pour se soustraire à la violation la plus barbare des droits sacrés de l’homme, » de la liberté et de la propriété[1]. Elle parlait, elle écrivait, elle faisait écrire en leur faveur ; elle les aidait à rentrer sous de faux noms, avec de faux papiers, elle les accueillait à l’hôtel de l’ambassade[2]. Son esprit était avec les républicains, mais son cœur était avec les royalistes. A la veille d’un changement de constitution, devant les progrès de la contre-révolution, l’audace des monarchistes, il était naturel que la Convention, que les Comités prissent ombrage de la présence à Paris de cette amie des émigrés, et plus d’un représentant répétait cette parole d’un agent de Barthélémy : « C’est une femme bien dangereuse[3]. »

Le grand sujet d’alarme, c’était le salon de Mme de Staël.

Jamais le pouvoir des femmes n’avait été aussi grand en France que depuis les dernières années de la monarchie expirante et au commencement de la Révolution ; à peine s’il y avait eu, sous la Terreur, une courte éclipse. C’était l’effet d’une longue tradition, d’abord, et de la vie de société, si active au XVIIIe siècle ; et d’autre part, quand l’ancien régime finit par se dissoudre, on se pressa autour du seul pouvoir qui subsistât encore, le pouvoir de la femme. L’instant le plus brillant de cette souveraineté avait été l’époque de l’assemblée Constituante et de la Législative. Un étranger, un Américain, Gouverneur Morris, s’étonnait de cette « puissance presque illimitée des femmes, » Mme de Staël, de Chastellux, de Tessé, de Flahaut, qui s’exerçait sur les affaires du gouvernement, et « peut-être pas toujours pour le plus grand bien de la communauté[4]. » Il était de mode de les consulter, de leur lire les discours qu’on devait prononcer à l’Assemblée[5] ; l’amie

  1. Réflexions sur la paix (OEuv. compl., éd. 1820, tome II, p. 93.) Il est probable que c’est Mme de Staël qui a inspiré à Rœderer sa brochure Des fugitifs français et des émigrés, qui paraît en août 1795. (Nouvelles politiques, du 23 août.)
  2. Par exemple, le jeune Camille de Roussillon. Voir sa lettre à Mme de Charrière du 11 messidor. (Mme de Charrière et ses amis, par Th. Godet, II, 207.)
  3. Papiers de Barthélémy, IV, 620. Dépêche du 21 février 1795, Frisching à Barthélémy.
  4. Journal de Gouverneur Morris, traduction Pariset (Plon, 1901, page 14.)
  5. Gouverneur Morris, page 345. Clermont-Tonnerre lit un discours chez Mme de Staël et prend l’avis des personnes réunies dans son salon.