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tchokri a dû lâcher le casque qu’un pion a ramassé et serre avec précaution sur son cœur, — elle bondit de siège en siège, et enfin, triomphante, elle se réfugie entre mes genoux, bravant les parens désolés, les brahmes, la société, le gouvernement, l’église, l’état, en un mot tous les pouvoirs établis. Le cérémonieux et affable Naranyassamy est consterné. Sa consternation confine maintenant au désespoir : c’est l’abomination de la désolation : sa nièce allonge ses mains minuscules, où il y a certes plus de bagues et de fermaux que de chair, pour me tirer les moustaches.

— « Excusez-nous, Monsieur, s’écria le conseiller privé, excusez-la ! C’est une enfant, et qui ne sait pas ce qu’elle fait !… Holà ! Quelqu’un ! Qu’on l’emporte ! — Non point, cher Naranyassamy, laissez-la, s’il vous plait. Voyez-la : Ne dirait-on pas une abeille dorée se jouant dans un rayon de soleil ? On croirait voir la déesse Latchmy en personne, descendue du Kaliassa ou de quelqu’autre paradis pour bénir votre fête ! Cette enfant, dans ses pagnes de soie lilas à fleurs blanches, son écharpe rose, ses caleçons pourprés à rosaces orange, son corset vert émeraude, est pour moi la vivante image de la terre et du peuple que j’aime le plus au monde, plus peut-être que les cicindèles et que les tableaux de Gustave Moreau. Hélas, jamais ce grand artiste n’aura eu pareil modèle !… Songez, Naranyassamy, le plus aimable des hôtes, que votre nièce réussit à tenir en échec toute la société hindoue la plus choisie après s’être assurée de la protection du plus morose des Occidentaux, émerveillé de sa gentillesse. Cette enfant est certainement la fille d’un dieu, la sœur, peut-être, de l’enfant Kamah, qui préside à l’amour, et que vos peintres se plaisent à nous représenter monté sur une perruche aux mille couleurs et tendant sur son arc en canne à sucre une flèche dont le fer est remplacé par la corolle d’une fleuri »


Pondichéry, 14 juin 1901.

En ai-je fini avec les noces du beau-frère de Naranyassamy ?

Je ne le crois pas… L’arrivée de plateaux en cuivre, chargés de confitures et de rafraîchissemens glacés, attira l’attention de la petite fée domestique, et elle s’enfuit, sautillant sur un pied, dans la résonnance de ses crotales d’or, telle une reine de Saba en dimensions réduites. Alors on aspergea tout un chacun avec des instrumens d’argent. Leur long col, terminé par une pomme, laissait dégoutter l’eau de roses. Puis l’on recommença l’opération avec