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Moscou et cent quatre-vingt-treize à Pétersbourg. Ceux que les tribunaux acquittaient étaient expédiés en Sibérie par voie administrative ou enterrés vivans dans les prisons.

Les Narodniki se trouvèrent acculés à ce dilemme : ou abandonner la propagande, ou attaquer à leur tour gendarmes, agens, espions qui les pourchassaient. Le terrorisme, au début, fut une œuvre de défense et de vengeance. On décidait de répondre à toute mesure d’arbitraire ou de cruauté par un acte de justice révolutionnaire. L’exemple avait été donné par une jeune fille, Vera Zassoulitch, qui, en juin 1878, tirait sur le général Trépof, coupable d’avoir, au mépris de la légalité, fait battre de verges un étudiant prisonnier. Vera ne connaissait pas la victime de Trépof ; spontanément elle avait pris la cause de l’humanité outragée. Saluée comme une émule de Charlotte Corday, elle fut acquittée par le jury, et la haute société, jusqu’au prince Gortchakof, approuva cette sentence. La police essaya en vain d’arrêter l’héroïne à la sortie du tribunal ; délivrée par la foule, elle réussit à gagner l’étranger. Depuis cette aventure, le gouvernement transféra les crimes politiques à la cour martiale, et supprima la publicité des débats. Il fallait empêcher que le banc des accusés ne servît de tribune retentissante et qu’on ne vît se renouveler les scènes tumultueuses du procès des cent quatre-vingt-treize à Pétersbourg.

Ces rigueurs arbitraires, les grèves de famine, les suicides dans les prisons, entretenaient les sympathies du public et n’étaient pas de nature à décourager les représailles, d’autant que les résultats de la guerre de Turquie (1877) rendaient, vers ce temps, l’opinion particulièrement hostile au gouvernement. Cette guerre avait mis aux prises les slavophiles de Moscou et la bureaucratie de Pétersbourg : elle avait révélé la même insuffisance, les mêmes abus, les mêmes vols que la guerre de Crimée. Aux souvenirs meurtriers de Plevna, à la déception du traité de Berlin, s’ajoutait la gêne extrême des finances. La fermentation générale, analogue à celle qui suivit la mort de Nicolas, excitait les populistes à tenter un combat direct contre l’absolutisme. Au lieu de s’obstiner à dissiper les préjugés des paysans, n’était-il pas plus expédient de se tourner vers les chefs de la puissance policière, d’en venir même à viser la tête, de supprimer le Tsar ?

Les attentats commencèrent dès 1878. A Kief un magistrat et un officier de gendarmerie étaient poignardés. A Pétersbourg,