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elle est possédée. De Maistre, si profond connaisseur du caractère russe, prévoyait, dès 1810, l’avènement de ces rienistes, comme il les appelle, ivres d’une demi-science pire que l’ignorance, éternels détracteurs de tous les principes sur lequel le monde civilisé n’a cessé de vivre.

Le nihilisme est, à vrai dire, en germe dans la critique démolisseuse de Herzen, lorsqu’il subordonne la philosophie à la science, honnit le passé, et méprise les révolutions simplement politiques. Du moins Herzen avait fait ses preuves d’écrivain et de penseur. La culture « scientifique » des nihilistes est souvent de surface, presque verbale. Les Russes qui se noient si volontiers dans les spéculations abstraites, n’ont produit aucune philosophie originale : ce n’est, chez eux, que l’engouement des modes occidentales. Les nihilistes cherchaient dans la « science » la ruine des traditions, la condamnation de la métaphysique chez Auguste Comte, l’exaltation du progrès avec Buckle, le matérialisme de carabin, avec Moleschott et Büchner.

Dans Pères et Enfans (1862), où Tourguenef met en saisissant contraste les deux générations, cet esprit nouveau a pour interprète génial l’inoubliable Bazarof, rebelle à tout principe d’autorité et qui considère comme plus important de disséquer des grenouilles que d’admirer Goethe. Le critique Pissaref, déclare préférer une paire de bottes à Shakspeare. Dobrolioubof prêche aux jeunes gens de descendre au peuple, de se faire peuple. Cette rudesse, cette franchise, ce cynisme, cette indifférence à toute culture délicate et noble annoncent la démocratie.

Le meilleur interprète du nihilisme et le plus convaincu est un fils de pope, Tchernychevski, gauche et mal habillé, d’un savoir encyclopédique, critique de l’économie politique de Stuart Mill. Son roman : Que faire ? (1863), deviendra l’évangile des nihilistes. Dans la première partie, un groupe déjeunes gens, hommes et femmes, décident de s’affranchir de toute convention, aussi bien dans la vie de famille que dans la vie sociale. Ils pratiquent l’amour libre. Mais l’amour libre n’est pas l’amour pervers. Cette jeunesse pauvre n’est point dépravée : ce n’est pas pour elle que Tolstoï écrira plus tard la Sonate à Kreutzer. La seconde partie du roman nous fait assister à la transition du nihilisme individualiste au socialisme. Désormais libres de tout préjugé, les héros du roman fondent une communauté de village, sur le modèle de Fourier.