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de laissez-passer aux plus médiocres, et, devant les toiles mêmes qui n’ont rien de particulièrement adapté aux exigences ou aux conditions d’un monument moderne, on entend s’écrier, en matière de suprême éloge : « Comme c’est décoratif ! »

Cette réaction est un peu excessive. Et de même qu’il ne fallait point proscrire du grand art, une œuvre, parce que, d’aventure, elle pouvait servir à quelque chose pour l’ornement ou le confort de nos demeures, de même ne suffit-il pas que ce confort ou cet embellissement soit invoqué pour rendre dignes du grand art les objets les plus hétéroclites que la fureur de compliquer la vie nous pousse à encombrer nos appartemens. Et pas plus qu’autrefois le sentiment décoratif n’empêchait nécessairement une œuvre d’être pour les yeux une joie profonde, il ne suffit aujourd’hui à transformer en chef-d’œuvre tout ce qui en prend l’étiquette ou en invoque l’utilité. Pourtant, c’est bien là ce qui, dans le désarroi ou la lassitude de tous les autres sentimens d’art, demeure le plus fécond et le plus neuf. Que les salons de 1906 soient fort médiocres, au total, c’est ce que nul, parmi les esprits curieux d’impressions fortes ou d’impressions nouvelles, ne contestera. Qu’ils ne nous révèlent — au moins, dans la peinture — aucun talent nouveau, et que, dans le genre où triomphe d’ordinaire l’art français : le portrait, ils nous montrent presque tous les maîtres inférieurs à eux-mêmes et pas un seul en progrès, c’est ce que chacun de nous peut aisément apercevoir. Mais partout le sentiment décoratif s’affine. Dans l’anémie universelle qui consume les talens ou l’ataxie qui les projette en mouvemens désordonnés, ce sentiment, si rare chez les peintres du XIXe siècle, inspire des œuvres de plus en plus précieuses. Il anime, au Salon de l’avenue d’Antin, les grandes pages murales de M. René Ménard, et, au Salon des Champs-Elysées, celles de M. Henri Martin. Il inspire, des deux côtés, une foule de paysagistes, en les ramenant vers les pays et les cités où les profils des montagnes, des arbres, des maisons elles-mêmes, s’abaissent sur l’horizon en masses naturellement équilibrées, en arabesques largement tracées, selon les lois obscures, mais infrangibles de la décoration. Il dresse, dans la sculpture, le magnifique groupe de bronze de M. Landowski.

Il pénètre enfin dans les centaines de vitrines où flottent les reflets de ces mille choses précieuses, inutiles et fragiles, signées Lalique, Dammouse, Delaherche, Lenoble, Brateau, Bigot, Pierre