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quand elle ne lui valait pas quelque blessure grave et quelquefois la mort.

Lorsque nous arrivâmes au camp, le Père Benvenuto, qui nous avait précédés avec des éclaireurs, y était déjà depuis quatre heures. C’est lui qui fut chargé de recevoir cent volontaires qui nous arrivaient de la Galicie. La plupart étaient vêtus de kontusz gris (habit à brandebourgs) avec une large ceinture de goral montagnard : ils étaient coiffés de la rogatka (bonnet carré comme le haut du czapka des lanciers). Ils portaient un fusil de chasse à deux coups et une petite hache à la ceinture ; chacun d’eux était muni d’un sac de toile et d’un cornet de chasseur. Ceux-là, on pouvait les considérer comme les réguliers de la bande. C’étaient des étudians de Lemberg et de Cracovie. D’autres venaient ensuite, couverts de la tunique du paysan et armés de la faulx légendaire : c’étaient des kossynierz (faucheurs) moitié soldats, moitié paysans, et fameux dans toutes les guerres de la Pologne. On voyait enfin des patriotes de tout âge, de toute condition, citadins, villageois, catholiques, protestans, juifs ; les uns portant l’habit noir, les autres la blouse de l’ouvrier. Les armes n’étaient pas moins variées que les costumes : des épées de parade, des sabres émoussés dans les grandes guerres napoléoniennes, de vieux mousquets du temps de Sobieski, des hallebardes et même des francisques gauloises. Cet assemblage discordant d’élémens disparates qui, réunis ailleurs, eussent produit un effet grotesque, empruntait aux circonstances et aux lieux un caractère imposant, grandiose même, et profondément émouvant.

A l’extrémité de la clairière, le Père Benvenuto était en prières devant un grand Christ étendu sur la croix. Lorsqu’il se releva, il attacha au bout d’une lance un grand drapeau amarante et blanc, le drapeau polonais, portant d’un côté l’image de Notre-Dame de Czenstochowa, patronne de la Pologne asservie, et de l’autre le cavalier lithuanien avec l’aigle blanc. Il planta l’étendard devant la croix et fit signe aux volontaires de déposer leurs armes. Lorsque chacun eut pris sa place, le prêtre se recueillit un instant. Ses joues creuses, ses pommettes saillantes, sa longue barbe blanche, son front sillonné de rides et de glorieuses cicatrices lui composaient une physionomie pleine de force, d’énergie et de majesté, qui imposait la vénération :

— Frères, dit-il, c’est une œuvre sainte, mais redoutable, que celle à laquelle nous nous vouons. Elle est au-dessus des courages