Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’armée à Jedrzejowa, au camp du général Chmielinski. En disant le camp, je me trompe, il n’en existait pas ; nous possédions seulement un peu de bagage et quelques rares tentes. Les hommes, groupés par dizaine, dormaient sur la dure, enveloppés dans des couvertures ou des peaux de moutons. Beaucoup n’avaient que des manteaux de drap. Dès l’aube, on sonnait le réveil. C’était ordinairement à l’entrée de quelque clairière où la vue des vedettes embrassait un large espace découvert. Au premier signal on voyait les soldats sortir de la forêt. Tous ces hommes étaient tristes et doux, ils ne poussaient ni plaintes, ni imprécations. L’indomptable et calme énergie de leur âme se reflétait sur leurs visages bleuis par le froid, amaigris par la faim et les souffrances. Ils avaient dans le regard une flamme intérieure qui répandait sur toute leur personne je ne sais quoi d’auguste et de sacré. Devant cette grandeur et cette misère le plus sceptique se serait incliné.

L’appel fait et les vedettes relevées, le Père Benvenuto venait se placer au milieu de nous et alors tous les genoux fléchissaient devant le signe sacré de notre Rédemption. Oh ! il y avait quelque chose de vraiment grand dans cette prière en plein air, par ces hommes unis dans une même pensée, dans un commun désir, par ces hommes qui combattaient presque tous avec la certitude d’être vaincus et qui ne demandaient à Dieu que la grâce de ne pas faiblir dans la voie où le devoir et l’amour de la patrie les avait engagés, dans cette voie qui n’avait d’autre issue que la mort ou la déportation. Bienheureux ceux qui mouraient ! Ils allaient grossir les phalanges des glorieux martyrs. Les autres, formés en longs convois, se mettaient en marche pour le Caucase ou la Sibérie, après avoir dit, dans un regard, aux parens et aux amis échelonnés sur leur route le terrible : Do nie widzénia ! (A ne plus nous revoir.)

Beaucoup de ces malheureux, attachés deux à deux, souvent une dizaine à une barre de fer, étaient menés dans la direction de Kiéro et ceux qui résistaient aux misères de ce terrible voyage continuaient à marcher à travers la Grande-Russie. Une sotnia (compagnie) de cosaques surveillait et enveloppait de toutes parts ces innocens, chargés de fers comme les criminels. La lance ou le fouet excitait à la marche le retardataire épuisé ou malade. Le silence résigné était le seul refuge contre la brutalité des soldats d’escorte qui avaient, du reste, pour sévère consigne de ne point épargner le sang des chiens de Pologne. Toute plainte ou toute rébellion appelait aussitôt une grêle de coups sur le coupable,