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dans son épaisse crinière, je l’appelai une dernière fois et puis… je me couvris le visage des deux mains et me mis à sangloter comme une enfant.

Almansour avait été pour moi un véritable ami, je l’avais eu tout jeune et encore indompté, tel qu’il avait été pris au lazzo, dans les steppes. Je l’avais dressé moi-même, et, de Breslau à Varsovie, on n’aurait pu trouver une plus belle et plus intelligente bête. Seule je pouvais le monter, et il avait fait mordre la poussière aux meilleurs cavaliers qui avaient voulu usurper ce privilège. Depuis quatre ans, je le montais tous les jours. La comtesse me l’avait donné et je l’avais amené au camp. Ce n’était plus alors ce beau cheval de race, tel qu’on l’avait admiré dans les écuries du château : la fatigue, les privations l’avaient rendu si maigre et si efflanqué qu’il était devenu méconnaissable. Je l’en aimais davantage et j’avais le cœur bien serré lorsque, faute de foin et d’avoine ou même de paille, je lui voyais ronger l’écorce des arbres. Il m’aimait, je lui parlais, il me répondait à sa façon.

Au risque de voir un sourire moqueur sur les lèvres de ceux qui pourront lire ces lignes, j’affirme avoir vu des larmes, dans les yeux d’Almansour le jour où je fus blessée à la jambe. Rien n’effacera en moi le souvenir de ce fidèle animal.

Ici vient se placer tout naturellement l’histoire d’un enfant que j’avais dans mon escadron : Charles Mazurkiewicz était, à quinze ans, une merveille d’esprit et de bonne éducation. Il était né à Paris d’un père exilé polonais et d’une mère qui, après vingt ans de séjour en France, pleurait encore les plaines arides et les marais de la Pologne. Boze i Polska ! (Dieu et la Pologne), telles furent les premières paroles qu’elle apprit à balbutier à son fils, et Charles n’a jamais séparé Dieu de son culte pour la Pologne. Ce double amour se fortifiait et s’exaltait dans le milieu où vivait cet enfant et devint presque du fanatisme. Lorsque l’insurrection éclata, Charles était externe à l’École polonaise des Batignolles : il avait quinze ans. Sa vie, à partir de ce moment, devint une fièvre continue. Aller en Pologne, mourir pour la patrie de ses pères, telle fut la pensée qui le domina bientôt si complètement qu’elle passa à l’état d’idée fixe. Il économisa sur l’argent destiné à ses menus plaisirs la somme nécessaire pour le voyage et, lorsqu’il la crut à peu près suffisante, il s’enfuit du collège et un beau jour arriva au camp.