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furent pris d’une effroyable panique. Ils se débandèrent et se mirent à fuir du côté de Slupia. La colonne de Chumlinski, arrivant de là, acheva la déroute, et nous fîmes un terrible carnage de trois compagnies d’infanterie.

En poursuivant l’ennemi, une balle m’avait coupé la botte et lésé assez fortement la jambe droite. Le Père Benvenuto me fit conduire à Chrzoustard où la mère Alexandra[1] se trouvait à la tête d’une ambulance. Elle me céda sa cellule et n’abandonna à personne le soin de me gâter. En mon absence, la division se mit entre mes soldats ; ils se dispersèrent et allèrent se ranger les uns sous les ordres de Langiewicz, les autres sous ceux de Narbut.

Remise de ma blessure, mais boitant trop pour reprendre du service, j’acceptai une mission pour le comité central polonais à Paris. De là, je pars pour Nantes où je fais une confession générale, puis je reviens en Pologne, munie d’un passeport sous le nom de Michel Lix.

Cette fois, je m’engage comme simple soldat sous les ordres du général Sokol[2]. Après le premier engagement avec les Russes, je suis adjointe comme maréchal des logis traducteur à un officier français, Ivon dit Chabrolles. A la deuxième rencontre, je suis nommée sous-lieutenant pour avoir enlevé un drapeau à l’ennemi. Entre Secennin et Mudnick nous sommes attaqués, au nombre de deux cent cinquante à peine, par un détachement russe de six cents hommes qui avaient de plus sur nous l’avantage de deux canons rayés. Chabrolles, emporté par un zèle outré et irréfléchi, s’avance, les pistolets au poing, vers les artilleurs qui pointaient les pièces et tire sur eux à vingt pas, puis il se retourne pour transmettre un commandement. Les Russes font feu des deux pièces à la fois, Chabrolles a la moitié de l’épaule emportée ; néanmoins, il a encore l’héroïque courage d’exciter ses soldats de la voix et du geste.

Je me trouvais presque à ses côtés quand un cosaque vint le transpercer de sa lance. Je tirai à bout portant sur ce misérable, qui n’eut pas même le temps de retirer sa lance : un des nôtres eut ce triste courage. Le capitaine, en tombant, me tendit la main : « Frère, me dit-il, si vous revoyez la France, allez à Paris. Vous trouverez ma mère, n° 37, rue Cler, au Gros-Caillou,

  1. Mlle de Wolowska.
  2. La plupart des chefs prenaient des noms fantaisistes.