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— Mais, ma Micha, dit la comtesse, nous ne partons pas sans vous. C’est une cruelle plaisanterie. Il n’est pas possible que vous restiez là quand nous quittons notre pays ; qu’est-ce donc qui pourrait vous retenir ?

— Ma parole engagée au général mourant et la Pologne que j’ai juré de défendre.

— Oh ! chère, chère enfant ! Mais cela est affreux, et comment voulez-vous que nous acceptions et jouissions d’une liberté acquise à ce prix ?

Mme de J… ne disait rien : elle était atterrée, son regard était fixe et fiévreux, sa main se crispait dans la mienne ; elle devint blanche comme une statue.

J’étais au désespoir, mais, craignant que cette scène attirât l’attention des espions russes, je m’éloignai un instant sous prétexte d’une information à prendre. Quand je revins, le train se mettait en mouvement. Ces dames se mirent à la portière, nos mains s’étreignirent une dernière fois… Je suivis d’un long regard morne le convoi qui emportait ces deux femmes et ces enfans, tout ce que j’aimais au monde. J’entendis encore mon nom crié dans un double sanglot, puis ce fut tout. Je restai là, immobile, sans regard, sans voix, comme si la foudre m’avait frappée. Le bruit d’une violente dispute me tira de ce douloureux anéantissement. Je me retournai et vis un soldat couvert de poussière, l’uniforme en lambeaux, se débattant entre les mains de deux employés du chemin de fer. Je sortis aussitôt.

— Qui cherchez-vous ? lui dis-je.

— Michaël le Sombre.

— C’est moi.

— Oh ! vite, alors, cria-t-il. Les généraux de la Croix et Jarenda sont aux prises à Koniec-Pôl avec des forces ennemies supérieures. Si d’ici à deux heures ils n’ont pas de renforts, ils sont perdus.

J’expédiai aussitôt une estafette au général Chumlinski pour le prévenir, puis, sans prendre le temps de remettre mon uniforme, je bouclai la ceinture de mon sabre sur mon habit noir et, coiffée encore du chapeau à haute forme, je m’élançai au triple galop de mon cheval vers la direction du combat. J’avais divisé mon escadron en trois pelotons que j’expédiai chacun sous la conduite d’un officier par trois directions différentes. Les vedettes russes nous signalèrent donc de divers côtés à la fois et les cosaques, se croyant cernés,