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— Non, car Dieu, en permettant ce qui est arrivé, avait sur vous des desseins. Vous irez au camp, mais vous n’irez pas seule. Il y a un mois que j’ai demandé l’autorisation d’aller porter les secours du Saint Ministère à nos soldats ; cette permission, je l’ai eue hier et je vous précéderai au camp.

Je remerciai avec effusion ce digne père et, après m’être reposée pendant quelques heures, je partis pour Breslau où je m’équipai militairement.

Lorsque je revins au camp, le Père Benvenuto s’y trouvait déjà installé en qualité d’aumônier en chef. Le général est mort deux heures après mon départ du camp. Il avait été enterré à Gory[1], mais ses soldats, ayant été prévenus que les Russes devaient le déterrer pour le mutiler selon leur barbare et ignoble coutume, l’exhumèrent et le transportèrent à Koniec-Pol. Les Russes, furieux de trouver la fosse vide, pendirent le curé du village pour avoir permis qu’on dérobât un cadavre à leurs sacrilèges profanations. La mère du curé — elle avait soixante-quinze ans — fut traînée au pied du gibet et, nouvelle Mère de Douleurs, elle dut assister au supplice de son fils unique. Lorsque tout fut fini, on voulut l’entourer, elle tomba morte : son âme s’envola avec celle de son enfant.

Après mon retour au camp, je résolus de partir immédiatement avec un escadron pour protéger la fuite de la comtesse. Mais le général russe, à la tête de la garnison de Kielce, ne cessait, de nous poursuivre et de nous harceler, et ce n’est que quinze jours après mon départ du château qu’il me fut possible de réaliser ce projet. Depuis, mes soldats, qui me voyaient toujours les sourcils froncés pour mieux les tenir à distance, m’avaient surnommée Michaël le Sombre et c’est de ce nom que je signais tous mes ordres. Lorsque nous fûmes enfin parvenus à dérouter l’ennemi par des marches

  1. De même que la province, Varsovie voulut célébrer dignement le deuil du général. Malgré toutes les défenses possibles, l’église des capucins, tendue de noir et jonchée de cyprès, ne pouvait contenir la foule de ceux qui venaient honorer la mémoire du chef insurgé. Boncza, après avoir fait d’excellentes études à Varsovie, terminées à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg, allait être nommé capitaine de cette arme au moment où éclata l’insurrection. Il fut l’un des premiers à se mettre à la tête d’un des détachemens et, après avoir soutenu pendant quelques semaines la lutte dans le Palatinat de Ploçk contre des forces quadruples aux siennes, il rejoignit Langiewicz dont il devint l’aide de camp. Hogdan Boncza n’était qu’un nom de guerre, ce jeune héros, mort à 23 ans, s’appelait en réalité Konrad Blaszezynski.