de famille. D’un autre côté, la vie de trois cents hommes était attachée à cette dépêche. Ma résolution fut bientôt prise. L’heure était venue de payer ma dette de reconnaissance à cette Pologne qui m’était devenue chère en raison de ses souffrances et de son malheur. J’écrivis quelques mots à la comtesse, puis, allant réveiller ma femme de chambre :
— Marina, lui dis-je, dans une demi-heure et pas avant, tu vas porter ce mot à la comtesse, et si demain, à son lever, je ne suis pas de retour, tu lui remettras une lettre que tu trouveras sur le bureau.
— Sainte Vierge de Czenstochowa, s’écria la brave fille ; mais vous n’allez pas partir ?
— À l’instant même.
— Mais alors, je vais éveiller tout le monde. Je ne veux pas que vous partiez, moi !
— Vous allez rester bien tranquille, lui dis-je d’un ton qui n’admettait pas de réplique, et dans une demi-heure vous ferez ce que je vous ai dit de faire.
Sur ce, je sortis, laissant Marina tout à ses lamentations. Après avoir revêtu un costume d’homme et passé un pistolet à ma ceinture, j’allai seller moi-même le meilleur cheval de l’écurie.
Le chemin que je devais prendre me forçait à passer devant la façade du château. La comtesse m’attendait : il y avait de la lumière dans sa chambre. Bonne et douce femme, au cœur d’enfant ! Deux fois je vis sa silhouette se projeter sur les rideaux de damas et deux fois je sentis mon cœur faiblir. Cela dura une minute, mais celle minute eut la durée d’un siècle, car ce fut une horrible et douloureuse agonie. À gauche s’élevait le vieux château qui renfermait dans ses murs ces deux jeunes femmes qui m’étaient si chères et ces enfans que j’avais vus naître et qui m’aimaient tendrement ; à droite s’étendait la route qui me mènerait peut-être en Sibérie ou à la mort. Mon cœur se gonfla et, si, alors, j’eus un instant d’hésitation, Dieu me l’aura pardonné. À vingt-quatre ans, on ne marche pas au trépas sans jeter au moins un regard en arrière.
J’arrêtai un instant mon cheval, mais ma pensée se reporta aussitôt vers les malheureux dont je tenais la vie entre nies mains. Je donnai un violent coup d’éperon à Kirdjali, qui bondit de douleur et s’élança. — Adieu ! criai-je dans un sanglot terrible, et je me laissai aller, brisée par ces émotions, à une course furibonde que