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Tous les soirs, en quittant ces dames, j’allais à la bibliothèque pour y vérifier les registres de l’intendant et des économes. En l’absence du comte, ces occupations me revenaient comme de droit. Une nuit que cette besogne m’avait retenue fort tard, j’entends frapper à la porte. Il était minuit et demie. J’allai ouvrir, fort intriguée de savoir qui cela pouvait être, car jamais à une heure aussi avancée de la nuit un domestique ne se fût hasardé dans cette partie de l’antique manoir, qui passait pour être hantée. Grande fut ma surprise en voyant entrer la comtesse dans un état d’agitation extrême.

— Ô Tony, dit-elle en se laissant tomber sur une ottomane, je suis dans la plus horrible anxiété. Je reçois à l’instant, avec prière de la faire parvenir immédiatement, une dépêche pour le général Boncza, l’ami de mon mari. Il campe avec son escadron à Gory, sur les terres du comte Dunbinski, et il ne sait pas que 800 Russes, cachés aux environs, doivent aller le surprendre. Cette dépêche l’en avise, car le malheureux n’a avec lui que 300 hommes et ils seront tous tués s’il n’est prévenu à temps. Qui sait, peut-être est-il déjà trop tard ? Vous, Tony, qui ne perdez pas la tête, conseil lez-moi, dites-moi que faut-il faire ?

— Mais le porteur de cette dépêche ne saurait-il poursuivre jusqu’à Gory ?

— Impossible, il vient de faire sans démonter une course de sept lieues ; son cheval est tombé mort à l’entrée du village et le pauvre garçon a failli tomber, lui-même, de fatigue et d’épuisement.

— Madame, repris-je après un instant de réflexion, je vais aller trouver l’intendant et, à nous deux, nous trouverons bien certainement quelqu’un à qui nous puissions confier cette périlleuse mission.

— L’espérez-vous réellement, Tony ?

— Je fais plus que l’espérer, contessina, j’en suis certaine.

— Ah ! quel poids vous m’enlevez du cœur. Allez donc, chère enfant, je vous attendrai et ne me coucherai que lorsque je connaîtrai le résultat de vos démarches.

Lorsque la comtesse m’eut quittée, un violent combat s’éleva en moi. J’avais assez étudié nos paysans et les domestiques pour savoir qu’on ne pourrait se fier à aucun d’eux. L’intendant, lui-même, n’offrait aucune garantie suffisante, d’ailleurs, il était père