Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mis au cœur d’inépuisables besoins de dévouement et de tendresse ; il me fournit l’occasion de les répandre, je l’en remercie. Votre mari est en exil, vous êtes menacée dans vos enfans et dans vos biens et vous avez pu penser que je vous abandonnerais ! Dieu merci, madame, il n’y a jamais eu de taches dans ma famille et mon père, un vieux soldat, a gravé profondément dans mon cœur le sentiment du devoir et de l’honneur. Je jure donc que, tant que durera cette guerre, votre patrie sera ma patrie, vos enfans seront les miens et, tant que mon cœur aura une pulsation, on ne touchera pas un cheveu à votre tête. Quand des jours plus calmes luiront sur la Pologne et que l’orage sera conjuré, alors, mais alors seulement, je me rappellerai que la France est ma patrie et que j’y ai laissé des tombes aimées.

La comtesse m’enlaça de ses bras et continua de pleurer, la tête posée sur mon épaule. Mme de J… me regardait avec un sourire ineffable.

— Merci, Tony, murmura-t-elle, je savais bien que vous ne partiriez pas, vous.

Les enfans s’étaient emparés de mes mains qu’ils couvraient de baisers. Jamais plus pure jouissance n’avait fait battre mon cœur.


A mesure que l’insurrection s’étendait et faisait des progrès, la cruauté des Russes inventait de nouveaux genres de vexations et de supplice. Nous vivions en de continuelles alarmes et la situation devenait intolérable. Presque toutes les familles nobles des environs étaient parties pour l’étranger et la comtesse aurait suivi leur exemple si nous n’eussions été si éloignés de toute communication avec la voie ferrée. Le comte se trouvait alors à Dresde, où il pressait sa femme de venir le rejoindre ; mais nous étions à quarante verstes de la gare la plus proche et, s’y rendre sans escorte, c’était s’exposer à tomber entre les mains des Russes, qui avaient rangé l’expatriation dans la catégorie des crimes de haute trahison. D’ailleurs, de quoi eussions-nous formé cette escorte ? Les paysans, soudoyés par les raskolnicks (vieux croyans), auraient refusé de marcher, les domestiques nous auraient trahis. J’avais beau me creuser la tête, je ne voyais nul moyen de sortir de cette cruelle perplexité et, de jour en jour, le danger devenait plus pressant. La Providence eut pitié de nous et disposa les événemens de la manière la plus favorable.