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exceptionnelles : elle revêtit l’habit masculin et, sans hésitations, sans défaillances, se consacra à la cause des opprimés, faisant avec joie à ce pays, devenu en quelque sorte sa seconde patrie, le sacrifice de sa jeunesse et de sa liberté.

Son journal, dont voici quelques extraits, dépeindra, mieux que je ne saurais le faire, son abnégation et son héroïsme :


Le 22 janvier 1863, les Polonais, par bandes de 10 à 20 hommes, se réunissent près de la croix élevée en l’honneur de Kosciuszko, dans le Palatinat de Radom et jurent de mourir ou de délivrer la Pologne du joug moscovite. Le 24, ils marchent sur Michow, n’ayant d’autres armes que des bâtons, des faulx ou de mauvais fusils de chasse. Conduits par des chefs inexpérimentés qui, dans la noble ardeur dont ils étaient animés, croyaient saintement que l’amour de la patrie peut, au besoin, tenir lieu de tactique militaire, ils ont le grand tort d’attaquer en plein jour les Russes, qui occupent une position inexpugnable, sont bien armés et de beaucoup supérieurs en nombre. Les Polonais sont repoussés, et les Russes, auxquels il faut un feu de joie pour éclairer chacun de leurs triomphes, incendient la ville et massacrent tout ce qui s’y trouve de Polonais.

On nous amène dix blessés au château, où nous avons établi une ambulance souterraine. Je les soigne avec une religieuse félicienne, la mère Alexandra (Mlle de Wolowska), qui a joué plus tard un rôle assez important dans ma vie pour que j’en fasse mention ici. Vers le 30 janvier, des courriers nous préviennent que des Russes marchent sur le château pour l’incendier. Le comte L… refuse de fuir : sa place est au milieu des habitans de Sycz dont il est à la fois le protecteur et le père. Il me confie sa femme, sa belle-sœur et ses enfans, que j’emmène à Mystowitz, petite ville manufacturière à l’extrême limite de la Silésie et de la Pologne.

Après deux semaines d’exil, d’angoisses et d’incertitudes, une lettre du comte nous rappelle. Presque au but de notre voyage, nous sommes assaillis par une troupe de paysans séditieux, fanatisés par les Russes. J’étais à cheval à côté de la voiture et je parvins à tenir ces misérables en respect au moyen d’un revolver qui ne me quittait pas. Les cochers profitent de cet instant de répit pour lancer leurs chevaux, qui partent à fond de train, et nous arrivons enfin au château sans encombre.