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Melle Lix vivait depuis près de six ans au milieu d’une famille unie et charmante, dont elle était vivement appréciée, quand arriva l’année 1863, si glorieuse et si sanglante pour la Pologne. Le sourd mécontentement qui, depuis longtemps, germait dans les esprits éclata à propos de la loi du recrutement[1]. Du jour au lendemain, la Pologne fut sous les armes et livra pour son indépendance cette lutte suprême qui aboutit à la couronne du martyre. Le comte L…, dont on n’ignorait ni les opinions, ni les sympathies pour les insurgés, fut bientôt mis à l’index par les Russes, qui lancèrent un mandat d’arrêt contre lui. Fuir immédiatement était son unique moyen de salut, mais quitter son domaine avec les siens, c’était les exposer tous à être découverts et pour le moins jetés en prison. En vain sa femme et ses enfans le supplièrent-ils de partir seul, en promettant de venir le rejoindre quand la tourmente serait un peu calmée, il refusa énergiquement.

Le danger croissait sans cesse, déjà la force armée parcourait les environs ; Antoinette Lix, avec toute l’autorité que lui donnait un jugement sûr, une affection sans bornes pour cette malheureuse famille, joignit ses instances à celles de la comtesse et s’engagea solennellement à défendre la jeune femme et ses enfans ou à mourir pour eux. Cette promesse triompha des dernières hésitations du comte, qui partit, et il était grand temps.

Fidèle à la parole donnée, ne se dissimulant pas les responsabilités dont elle s’était volontairement chargée, Tony cherchait le moyen de sauver les êtres qui lui étaient confiés. Les alternatives de l’insurrection la jetèrent dans des circonstances

  1. L’insurrection générale de la Pologne, préparée de longue date, devait éclater on 1863 ; mais le gouvernement russe ayant commencé le recrutement qui enlevait toutes les forces vives de la nation, le comité central, constitué depuis quelques mois en gouvernement provisoire, publia le 22 janvier un manifeste appelant la Pologne aux armes, proclamant tous les principes de la démocratie la plus radicale et donnant la propriété foncière à la population rurale avec indemnité par l’État aux anciens possesseurs. Le même appel fut adressé à la Lithuanie, et le 5 février à la Podolie, à la Volhynie et à la Petite-Russie. Une quatrième proclamation aux Polonais, soumis à la domination prussienne et autrichienne, les conjurait de rester paisibles, en se bornant à soutenir l’insurrection par des envois volontaires d’armes et d’argent et à éclairer l’Europe sur sa véritable situation. Dans tous ces manifestes, le gouvernement national ne cessait de répéter que le premier acte de la révolution devait être de conférer gratuitement les terres aux paysans (Chevó).