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contre lesquelles nous nous débattions, oubliant ses anciens griefs et ses récentes impatiences, en vint à dire : « Entre l’opposition irréconciliable, qui présente pour candidats assermentés MM. Bancel, Georges Baudin, Gambetta, Laurier, Henri Rochefort, et le gouvernement, qui est entré timidement, lentement, tardivement, mais enfin qui est entré dans les voies de la liberté, je n’hésite pas : je préfère la liberté restreinte, la liberté graduelle à la révolution intolérante, à la révolution qui ne recule devant aucune ingratitude, devant aucune violence, devant aucune imposture. »

Les députés, mes anciens collègues, eurent, en général, la convenance de rester étrangers à ces emportemens contre le collègue qui siégeait à leur côté la veille et qu’ils avaient applaudi. Dès le début, Thiers exprima à haute voix qu’il serait indécent que je ne fusse pas renommé. Seul, Jules Favre manqua de cette dignité délicate : nonobstant les déclarations de neutralité qu’il m’avait faites, espérant sans doute adoucir ses insulteurs parisiens, il envoya un encouragement aux fureurs de Laurier.

J’employai les jours qui nous séparaient du scrutin en démarches personnelles. J’y fus frappé de deux faits : D’abord l’ignorance presque complète des discours et des incidens publics dans laquelle se trouvaient les électeurs les plus éclairés ; ensuite de la domination absolue qu’exerçait Proudhon sur l’esprit des ouvriers instruits ; partout où j’entrais, dès qu’il y avait un livre, ce livre était de lui. Je fus non moins frappé de l’invincible optimisme du bourgeois. Dans une réunion privée que je tins chez l’un des principaux négocians de la rue du Sentier, se trouvaient des hommes de fortunes considérables ; ils me dirent : « Nous vous estimons, mais nous croyons que vous suivez une fausse voie : tout plutôt que l’Empire. — Mais songez aux désastres d’une révolution. — Bah ! avec l’état de nos mœurs, aucune violence n’est à craindre longtemps ; au bout de quelques jours cela sera fini ; et nous serons débarrassés de l’Empereur. »


IX

La veille de l’ouverture du scrutin, Thiers avait envoyé un avertissement à ses électeurs pour les prémunir contre les manœuvres de la dernière heure. Il y eut, en effet, une manœuvre de la dernière