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cris confus se déchaîne. Ayant l’expérience des assemblées publiques, je me gardai de m’épuiser dans une lutte exténuante, et, loin de forcer ma voix pour dominer le tumulte, je m’arrête aussitôt. Au bout de quelques instans, je fais une nouvelle tentative. Même accueil. Je recommence ; trois, quatre fois ; même insuccès. Pendant ce temps, le commissaire, de plus en plus agité, allait de sa place à la mienne et redisait : « Ils ne vous laisseront pas parler ; il est inutile que vous insistiez. Voulez-vous que je lève la séance ? — Non, non, répondais-je, il faut que je parle, je parlerai. » Mais en vérité je ne savais comment m’y prendre. Soudain, je me rappelai le conseil si juste de Labruyère : « Lorsqu’on a tout fait pour gagner quelqu’un, il reste encore quelque chose à tenter, c’est de ne rien faire du tout. » Évitant le moindre mouvement qui pût ressembler à la mauvaise humeur, je m’inclinai avec un geste qui signifiait : A votre aise ! et je m’assis devant la table placée sur la scène avec autant de tranquillité que si j’étais sur mon banc au Corps législatif. Je commençai à prendre des notes que je mettais dans ma poche au fur et à mesure qu’elles étaient terminées. Cette attitude ne tarda pas à piquer le public ; elle l’amusa, et, par une certaine lassitude du grondement des cris, je compris qu’il était prêt à désarmer, et qu’il fallait l’enlever. J’écarte ma table et ma chaise, je m’avance sur le bord de la scène, et, d’un air souriant, comme si je m’adressais à des amis éprouvés, je dis : « Messieurs, je vais vous raconter une histoire. » Silence solennel. Je continue, presque à mi-voix avec des intonations caressantes : « Dans l’antiquité, les dieux descendaient quelquefois sur la terre. Un des plus malins écrivains de ce temps raconte que Jupiter eut un jour cette fantaisie. Chemin faisant, il rencontre un paysan. Il l’aborde et ils causent… je ne sais pas de quoi ; ils ne furent pas d’accord, cela arrive quelquefois, vous le savez, Messieurs. (Rires.) Jupiter insiste, le paysan ne se rend pas. Jupiter s’impatiente : « Tu ne sais pas à qui tu parles, maraud ! Je suis Jupiter, le roi de la foudre. » Notre homme ne se déconcerte pas : « Tu te fâches, Jupiter, donc tu as tort ! » — Sur quoi une voix, venue du fond de la salle, crie : « C’est donc nous qui sommes Jupiter ! » Alors, déployant dans toute son étendue et sa force ma voix, que jusque-là j’avais contenue, je m’écriai : « Oui, c’est vous qui êtes Jupiter ! En vérité, le spectacle auquel vous nous faites assister est incompréhensible… » (Bruit, exclamations.) Une voix : « Nous ne sommes ici que des spectateurs ! — Eh bien ! alors,