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données du problème qu’il résout, ou le chimiste, les élémens du corps qu’il analyse. Comme le chimiste, lui aussi, il analyse ; comme lui, il note, il formule. Et parce que, là non plus, rien ne se perd, rien ne se crée, parce que, là aussi, il y a des élémens, des facteurs qui demeurent constans dans le changement des circonstances, il y a en conséquence une sorte de « machiavélisme perpétuel », qui, le machiavélisme étant moins une doctrine qu’une méthode, est moins un précepte donné, moins un principe posé par Machiavel qu’une loi dégagée par lui de l’observation de son temps et de l’étude des temps antérieurs ou anciens : loi de tous les temps, valant pour tous les temps, malgré la différence des temps, si les hommes sont les hommes, si les choses sont les choses, si la politique est l’art de plier soit les choses aux hommes, soit les hommes aux choses, et de conformer les moyens au but.

Les princes et les diplomates ont bien pu, avec Frédéric le Grand ou avec Metternich, se mettre généralement d’accord pour blâmer l’immoralité de Machiavel ; mais nous, presque contemporains encore de ce Napoléon que l’on a appelé un Castruccio gigantesque, dont on a voulu faire un commentateur et qui fut tout au moins un lecteur assidu du Prince ; nous devant qui se sont constituées les deux nations les plus jeunes de la jeune Europe, et sous les yeux de qui se sont faites ou achevées l’unité italienne avec Cavour, l’unité allemande avec Bismarck, nous savons que vainement on le couvre d’anathèmes : le machiavélisme, par ce qu’il a saisi, par ce qu’il enferme d’éternellement et universellement humain, d’éternellement et universellement réel, donc d’éternellement et universellement politique, n’a pas cessé de vivre et d’agir. Non seulement nous avons entendu deux fois, par-dessus les Alpes et par-delà le Rhin, jeter le cri qui ressuscite les peuples, mais deux fois, à ce cri, nous avons vu se lever, comme s’il s’éveillait du sommeil de la terre, l’Homme qui devait venir ; et, les deux fois, cet homme a été le Prince, tel que Machiavel l’avait annoncé : grand dissimulateur et grand simulateur, grand connaisseur de l’occasion, collaborateur avisé de la Providence ou corrupteur audacieux de la Fortune, grand amateur de la ruse, grand adorateur de la force, lion et renard, tantôt plus lion que renard, tantôt plus renard que lion. Et non seulement nous avons entendu ainsi le machiavélisme crier, nous l’avons vu vivre et agir dans cet événement extraordinaire qu’est