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des grévistes, avait trop mal réussi pour qu’il la renouvelât en plein Paris. Il y aurait eu une protestation, ou plutôt une indignation générale. Au lieu donc de dissimuler l’armée, il l’a mise bien en vue, et Paris a eu la sensation d’être bien gardé. Il l’a eue trop, au gré de quelques personnes qui ont accusé le gouvernement d’avoir mis de l’excès dans ses précautions. Tel n’est pas notre avis. Les mêmes personnes, si un accident était arrivé, auraient accusé le gouvernement d’imprévoyance et de défaillance : or un accident, grave même, était certainement dans les choses possibles, et s’il n’a pas eu lieu, c’est que les révolutionnaires, après avoir constaté l’état des choses, ont reconnu, comme en 1890, qu’il n’y avait rien à faire pour eux. Ils se sont contentés, toujours comme il y a seize ans, de renverser quelques omnibus et de fomenter quelques bagarres, qui n’ont pas été moins insignifiantes qu’autrefois.

M. Lépine, notre préfet de police, a rempli son devoir avec sa fermeté et sa rapidité de résolution ordinaires, payant de sa personne quand il le fallait, et déployant toutes les ressources d’un homme qui connaît son métier. Veut-on adresser des reproches à qui les mérite ? Alors, ce n’est pas cette fois du côté de la police qu’il faut se tourner, mais du côté de la population parisienne elle-même. Elle n’a brillé, ni par le courage, ni par le sang-froid. Les jours qui ont précédé le 1er mai, il y a eu, non pas une terreur, le mot serait peut-être exagéré, mais une peur qui, si elle n’a pas été générale, a été du moins très répandue. Le bruit avait couru que les conduites d’eau et de gaz seraient coupées. Tous les magasins devaient être fermés, surtout ceux qui pourvoient à l’alimentation de la ville. Aussi les provisions d’eau, de bougies et de conserves de tous genres qui ont été faites, laisseront-elles un souvenir légendaire ! Beaucoup de familles ont pris des mesures pour soutenir un long investissement sans être réduites par la famine. Certains commerçans ont fait fortune : ils ne pouvaient pas suffire à la demande de la clientèle. Quant à l’aspect de Paris le jour fatal, il était assez sombre. Peu de monde dans la rue, et pas une voiture, pas une automobile. A l’exception des omnibus et des tramways, on ne voyait courir sur la chaussée des rues, des boulevards et de nos immenses promenades, aucun de ces instrumens de locomotion qui donnent d’ordinaire une physionomie si vivante à la grande ville. Aussi avait-elle l’air mort. Tous les parisiens, toutes les parisiennes ne partageaient pas le sentiment général. La curiosité n’avait pas perdu tous ses droits. Il y a eu, en somme, beaucoup de monde dehors. Mais il y en a eu encore plus dedans, prudemment enfermé, et ce n’est que le lendemain qu’on s’est ressaisi.