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en buissons, de flamboyans aux fleurs pourprées. Le ciel est bleu, la terre est rouge. La latérite qui compose le sol se détrempe sous la pluie en une boue orangée qui celle aux roues des chars. Les murs blancs des maisons réfléchissent les rayons du soleil. Tout vibre, luit, scintille dans ce tableau aux tons tranchés, cru, criard, éclatant, à faire penser aux toiles des impressionnistes et au plumage des toucans.

A mesure que j’avance, je me sens mieux en terre indienne. Les petites maisons basses s’alignent avec leurs boutiques en échopes. Les étalages de fruits, de graines, abrités sous des auvens en feuilles de palmier, abondent en essaims de mouches. Les corneilles noires sautillent jusque sous les pieds des gens et des bêtes, s’essayent à marauder dans les ruelles d’un bazar à demi enfoui sous la verdure. Les aigles pêcheurs marrons, à tête blanche, incarnation du génie Garouda qui sert de monture à Vishnou, planent au-dessus des palmes. Les petits bœufs zébus, blancs ou chamois, trottinent deux par deux sous le joug des étroites charrettes que recouvre une natte voûtée en façon de berceau. Leurs cornes sont arquées suivant le galbe des lyres, leur museau fin que traverse un anneau de fer, leur fanon mince à contour circonflexe, sont bien ceux de cette vache Hathor adorée par les vieux Égyptiens et qui venait de l’Inde. Leur front disparaît sous des bandeaux en perles bleues. Les essieux crient, les roues grincent, les bouviers excitent leur attelage de la voix. Partout il faut se garer, sur cette chaussée sans trottoirs où l’indigène a depuis longtemps perdu la coutume de se ranger devant l’homme blanc.

La foule se fait plus dense. L’attention dont je suis l’objet n’a rien de bienveillant. On n’est pas habitué à voir les Européens sortir à pied. Je m’étais arrêté devant une petite statue d’albâtre, un bodhisatva qu’un bonze exposait en plein vent, sur une chaise houssée de dentelles, afin de recueillir des offrandes. Cette image, d’un joli travail, soigneusement polie, avec ses draperies peintes et dorées, m’apparut là comme une figure amie. J’y reconnaissais ce travail de Delhi ou d’Agra, où l’on excelle à travailler le marbre, à le rehausser discrètement de couleurs vives et d’or, peut-être d’après la tradition grecque, et surtout depuis que les Italiens, appelés au XVIIe siècle par les empereurs Mogols, familiarisèrent les Hindous avec cette technique du marbre qu’ils connurent pratiquement mieux que personne.