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de la liberté romaine. « Comme l’ancêtre, dit-il, affranchit les citoyens, Pinianus son descendant affranchit ses serviteurs. Mais ce qu’avait fait Publicola dans une seule cité, cité petite encore, Pinianus le fait dans un grand nombre de villes, éparses sur les divers points du monde. » L’histoire de l’ancienne Église n’offre aucun exemple d’une semblable émancipation en masse.

« Si vous étiez charitable, écrivait à cette date saint Jean Chrysostome, vous apprendriez à vos esclaves, après les avoir achetés, les métiers nécessaires au soutien de leur vie, et ensuite vous les renverriez libres[1]. » Ce propos éclaire, d’une façon très nette, l’attitude de l’Église à l’endroit de l’esclavage. Renvoyer la main-d’œuvre servile, c’était bien, mais encore fallait-ii que cette main-d’œuvre ainsi congédiée ne fût pas déshéritée de tout moyen de vivre. Derrière la question morale que soulevait l’existence même de l’esclavage, un problème économique se dressait. Entre le système de la production, tel que le concevait et tel que l’avait réalisé l’antiquité, et la reconnaissance du droit qu’a l’homme de n’appartenir à aucun autre homme, il y avait une sorte d’antagonisme. L’extension même de la capacité politique, — réforme démocratique en apparence, — avait, en définitive, contribué au développement de l’institution de l’esclavage : à mesure que la multitude des petites gens, adonnés auparavant au travail libre, avaient obtenu le droit de dire leur mot dans la vie publique et de se mêler aux agitations du forum, l’édifice économique avait pesé d’un poids toujours plus lourd sur les épaules des esclaves. Intervenant dans un état social où le travail avait généralement cessé d’être un acte libre pour n’être qu’un joug, l’Eglise commandait, avec saint Ambroise, qu’on préludât à l’affranchissement des populations serviles par l’éducation humaine de ce bétail humain.

Gerontius nous laisse ignorer ce que devint l’innombrable plèbe qu’affranchit Mélanie et par quelles voies elle avait acheminé ces malheureux vers l’usage de la liberté. Mais il nous fait comprendre comment une élite d’entre eux, groupés sous les auspices de Pinianus et de Mélanie dans des monastères d’hommes et de femmes, devinrent le symbole, si l’on peut ainsi dire, de la réhabilitation de la classe servile par l’idée chrétienne. Dans cette Rome païenne dont les barbares allaient consommer la ruine, il

  1. Voyez Puech, Un réformateur de la Société chrétienne au IVe siècle : Saint Jean Chrysostome et les mœurs de son temps, p. 150 ; Hachette, éditeur.