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même de la Kaïsoria. Toutes les travées ombreuses s’y viennent perdre ; elle est au cœur des choses comme une âme où toute sensation, toute pulsation aboutit ; qui reçoit et rejette toute la vie de ce réseau incompréhensible où l’ombre emprisonne de l’ombre, où les pensées sont aussi obscures que la matière. Aucun recul ne permet de distinguer un dessin général. Le mot de mosquée qui signifie une chose arrêtée, précise, une forme séparée des autres formes, ne convient pas à Karaouiyine. Elle n’est pas plus distincte des choses que l’esprit n’est du corps. La vie des souks la bat de si près qu’on comprend enfin que ses murs servent de fonds aux échoppes. Elles se sont collées à ses lianes comme des coquilles apportées par le flot. Par les multiples arches grandes ouvertes, arches de bois vermoulu, on devine, en passant rapidement, les croisemens de colonnades qui circulent en quatre nets autour de la cour carrée. C’est une forêt blanche de troncs trapus, nus, passés au lait de chaux. Ce qu’on voit de matière est peu de chose et semble sans beauté. Et ce lieu ne vaut que par la volonté de se cacher et de prier qui n’a jamais fléchi, par la force du mystère jalousement gardé, que les prunelles défiantes fixées sur nos yeux défendent même de nos regards.

Mais la lumière qui tombe enfin, libérée, dans la vaste cour ouverte fait autour de ceux qui prient, prosternés, une atmosphère mystique, sacrée. Pour ceux qui regardent du fond des ombres, des noirceurs, des trous obscurs où l’on sent respirer et remuer une humanité misérable, les formes blanches qui prient reposent, se lavent aux eaux murmurantes, ressemblent pour un moment à des âmes délivrées, portées dans une autre sphère lumineuse et pure. La seule clarté les transfigure. Si vous entriez là, le Bædeker à la main, peut-être que vous verriez peu de chose et que vous ne sentiriez rien, mais de tourner autour de ce vaisseau incrusté dans ces flots de vie humaine qui le battent depuis onze cents ans, de sentir la sombre ardeur de foi prête à se faire meurtrière contre le chrétien qui franchirait ces seuils grands ouverts, donne à ce Karaouiyine la majesté d’une citadelle imprenable.

En faisant semblant de regarder les souks, d’acheter une poterie, une djellab blanche, vous pouvez tranquillement frôler tout le pourtour irrégulier, déconcertant, du vieux vaisseau, revoir dans des perspectives changeantes les futaies de