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mystère farouche sous la mosquée qui porte son nom ! Son nom sacré est pour le Fasi l’exclamation de tous les instans, la respiration de l’âme. Maintenant que nous approchons de la porte et que nous rentrons dans l’enceinte habitée, nous ne cesserons plus de l’entendre mêlé aux prières, aux querelles, aux appels des femmes, aux jeux des enfans auxquels il est dès la naissance aussi familier qu’à l’abeille son bourdonnement. Les jeunes gens de Tlemcen le répéteront, soixante-dix mille fois, courbés, comme soumis à une pénitence publique.

Les jeunes saules, les bouleaux frêles sous lesquels filtraient des lumières vertes, les coquelicots, les liserons, toute la création de l’eau vivante, sont déjà loin de nos yeux et de nos pensées. Dès qu’on les quitte, c’est un autre monde, pauvre, menacé et qui n’attend rien de lui-même. Que répondra Moulay Idriss ? le ciel sur nos têtes est sans promesse de pluies, la route a cette mollesse poudreuse qui donne soif.

Sous l’arche profonde de Bât Ftou on voudrait s’arrêter un instant, savourer l’ombre comme on ferait un breuvage. Mais les soldats de garde y demeurent accroupis ; les muletiers et les chameliers, conduisant leurs convois, s’y disputent le passage, emplissant la voûte sonore de leurs imprécations. Il faut franchir rapidement la zone fraîche et sombre où luisent des yeux peu bienveillans, et nous voici dans la clôture où la vision grave, obsédante se lève toujours : la grande ville dans son creux de vallée, compacte, pierreuse comme une seule grande mosquée à plusieurs flèches. La masse blanche est si dense qu’on a peine à croire qu’elle contient des tranchées, des rues, le mouvement d’un peuple à l’air libre. Rien ne marque plus d’activité ou de richesse sur un point que sur un autre. Les yeux ne repèrent que les lieux de prière, les fûts tranquilles des minarets. C’est vraiment l’uniformité intacte et sévère d’un grand monastère méditant la mort sous les collines chargées de tombeaux. A le revoir toujours surgir tout entier avec ce qu’il exprime de fanatisme jaloux, le cœur chrétien sent une oppression comme si toute la force islamique concentrée en cette masse de pierre se dressait, hostile, contre lui.

Mais la vision obstinée s’impose. Avant de redescendre dans l’ombre des ruelles où bruissent les vies obscures, arrêtez-vous un instant. Pourquoi fuir cette présence de la mort qui veille éternellement sur la ville ? Nous la retrouverons partout.