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presque plus de la terre à laquelle ils demandent le repos. On croit voir un petit tumulus, un mort oublié. Le cheval qui passe s’inquiète, flaire, frôle du pied la forme prostrée ; alors, sous l’ensevelissement des haillons une voix monte morte, étouffée, une voix comme de dessous la terre, qui psalmodie encore l’invocation à Moulay Idriss, l’appel à la charité du seigneur qui passe : « Allah, allah, allarebbi. » Et si on laisse tomber un grisch dans cette cendre de la nuit, sera-t-il seulement aperçu, ramassé ? La forme écroulée qui s’est révélée humaine était sans regard, sans mouvement, abîmée dans sa détresse indicible, dans la mort.

Tout s’est tu. On n’entend même plus, si on passe au seuil des mosquées, les grands bourdonnemens de prière ; et, avant que les mois soient devenus plus chauds, nous ne devinerons pas, le soir, sur les terrasses la vie jeune et bavarde des femmes, leurs robes éclatantes qui chatoient dans l’ombre, les voiles lamés d’or, les enroulemens de perles sur les cous robustes. Les grands sarcophages sont bien clos. La nuit est venue et la lune monte sur le grand ossuaire. Pas un son de la vie des hommes, pas une lueur : on dirait une ville d’autrefois, exhumée après des siècles de mort dans un paysage oublié. On n’entend que le bruissement des eaux sous les roues des moulins, dans les étroits lits de faïence sous les orangers, les eaux claires, vivantes, jaillissantes, qui racontent partout et toujours combien ici la nature prime la vie humaine, au moins pour ce qu’on a appelé ici « les yeux étrangers. » Car le jour qui s’éteint n’a révélé au roumi que des apparences, des jeux de lumières, des ombres, des chants, des parfums. Il n’a rien éclairé de cette vie intérieure du peuple caché. La jeunesse de l’amandier en fleurs nous est moins mystérieuse que celle de ces jeunes gens dont les parens célèbrent ce soir les fiançailles au sanctuaire de Moulay Idriss, et qui se marieront dans quinze jours en longs rites transmis d’âge en âge. La forme rigide que nous voyions porter ce matin sur une civière où pendaient des linceuls et que secouaient, au rythme rapide des chants funéraires, les épaules qui la portaient, nous est moins lointaine depuis que s’est éteinte sa vie musulmane et que, lavée à la sortie de Bâb Mahrouk, à la fontaine mortuaire, elle dort sans cercueil dans la terre maternelle où nous reposerons aussi.

L’âme étrangère n’a point cherché à forcer le rempart des