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tournans aigus des ruelles, ils se mettent en colère, ils font voler leurs bâtons. Mais le croisement est impossible ; toutes les imprécations du monde ne feront pas la ruelle plus large et les petits pierrots fâchés s’en vont à reculons chercher un autre tournant. Les barbiers, les tailleurs, les vanneurs, les raccommodeurs de babouches, les vendeurs d’épices sautent à bas des stalles qui leur servent d’échoppe, où ils ont été repliés sur les talons tout le jour. Tout s’arrête, les bateleurs qui s’escrimaient sur la grande place de Bou-jéloud, avec leurs longs fleurets de bois et les conteurs d’histoire qui tenaient un quadruple rang d’auditeurs suspendus à l’anneau sans fin de leurs récits, et les jeunes garçons, vêtus en jeunes filles, parés de robes blanches et d’anneaux dorés, qui mimaient des danses langoureuses coupées de grands éclats de rire. Les éternels fainéans qui dévident les heures dans cette oisiveté qui nous semble suppliciante, se relèvent enfin, abandonnent ces grands murs contre lesquels ils demeurent collés du matin au soir sans un geste et sans une pensée, dans cette stupeur mystérieuse qui donne à leurs regards un lustre sans flamme ; ils s’orientent aussi vers les gîtes de la nuit, on les voit, dans leur marche indolente, se bousculer aux laboureurs, aux troupeaux qui rentrent. Et, petit à petit, la fourmilière se vide, le flot vivant s’échappe, on ne voit pas bien par quelles issues. On sait seulement que la nuit le reflue là, derrière les murs de pisé, voile de pierre cent fois replié, blanche et sévère clôture qui ne trahit guère le secret de vie intérieure, que l’on voit quelquefois tisser lentement au rythme traînant des mélopées aussi mortellement tristes que les chants funéraires. Les maçons ici, quand ils battent de leurs marteaux de bois les hautes murailles sans fenêtres, ont l’air de sceller des tombeaux. Et les demeures que nous savons fastueuses semblent seulement des sarcophages plus cachés encore, plus grands et plus blancs.

A présent, tout ce qui a une maison, une tente, une petite loque de toile tendue sur deux bâtons, et tous les esclaves, tous les troupeaux, et même les petits ânons meurtris, aux plaies saignantes, qui ont tant peiné tout le jour, tout est blotti pour la nuit. Mais on devine encore, accroupies au fond des froides rainures de pierre, des êtres innommables, aux chairs déjà rongées ou pourries, ensevelis sous des haillons sans forme, sans couleur, teintés seulement d’usure, de misère et de mort. Avec leurs têtes collées au sol, sous le capuchon rabattu, ils ne se distinguent