Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/893

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poursuivront pas. On peut les croiser sur la route sans frisson. Ils sont drapés dans leurs laines blanches aussi pacifiquement que les cavaliers des Panathénées ; ils semblent revenir d’une promenade au bord de l’Oued ; ils font semblant d’amener des moutons pour le marché de demain. Mais peut-être portent-ils comme fusils, non plus les longs roseaux incrustés d’ivoire, mais de bonnes carabines Gras qui déjà ont abattu plus d’un homme. Contre eux les neuf portes ogivales vont fermer leurs lourds battans et leurs loquets fantastiques dont le poids tuerait un homme, mais que l’habileté d’un enfant ouvrirait. Et par tous les chemins ouverts sur la campagne, on voit rentrer les laboureurs qui portent sur leurs épaules les socs de bois des charrues. Les pâtres ramènent les brebis dociles, les bonnes mères chèvres et les bandes de diablotins noirs qui ont gambadé tout le jour. Enfin ! les éternels rêveurs des cimetières aux grands regards lustrés se lèvent et retournent lentement vers la ville. C’est qu’elle est ici l’asile nécessaire. Derrière ses remparts on s’abrite vraiment des surprises de la nuit. Aussi hors des murailles, pas un faubourg, pas un douar, pas une habitation isolée. Elles tendent leur bandeau juste qui limite strictement la vie. Et ce soir, tout ce qui se meut, tout ce qui respire, laboureurs, artisans, pâtres, troupeaux, du même flot tranquille, descend, converge vers les remparts. C’est comme une migration d’oiseaux mus par les mêmes instincts, les mêmes besoins. Les grandes nuées de vanneaux, de martinets que l’on voit passer sur le ciel en masses denses ne sont pas plus dociles à la voix secrète qui les a fait s’élancer tous vers le même point de l’espace. Cette rentrée du soir se fait ainsi en grandes processions blanches, lentes, calmes sur le sol qui se dore, entre les haies d’aloès, le long des champs d’oliviers. Les rares étrangers aussi se hâtent, les roumis qui savent que même pour ceux qui se sont montrés leurs amis, c’est l’heure de la tentation meurtrière. Le même cavalier qui se penchait ce matin sur son cheval en me souhaitant un bonjour si ouvert et gracieux peut ce soir s’incliner encore dans le même geste séduisant. Il peut me tendre la main et je lui donnerai la mienne ; il l’attirera si vivement à lui que je me pencherai en avant et, de sa main restée libre, il me frappera d’un coup de poignard. Point par haine, mais au contraire par indifférence, et parce que mon cheval lui plaît. Ma vie ne lui représente rien, ni ma mort non plus : que l’ennui de porter un