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ou joyeuses négresses, elles apporteront le grand plateau de cuivre où se dressent les petites théières pointues, le grand samovar de cuivre. Le maître de céans, avec une courtoisie attentive et grave, dosera au goût de ses hôtes le thé vert, les feuilles de menthe fraîche, les morceaux de sucre. Dans les brûle-parfums de cuivre ajouré où rougeoient des tisons, on jettera des grains de précieux bois d’aloès, et on se passera lentement à la ronde la petite sphère odorante et enflammée d’où montent les fumées. On la couvera sous les voiles entr’ouverts pour s’imprégner de ses parfums. Les têtes penchées sur la cassolette, les yeux clos, les narines ouvertes en aspireront dévotement les vapeurs qui mettent leur buée sur les êtres et sur les choses. Puis on tirera de leurs étuis les longues et minces pipes de kif. La chambre s’emplit des brouillards parfumés qui appellent le silence et les rêves. Un jeune homme accordera son luth, par petits tâtonnemens lents qui jettent dans le lourd silence comme des gémissemens. Nul ne sera impatient. Les plaintes du luth cherchant péniblement son accord s’apaiseront lentement. Alors une jeune voix posera une chanson basse et rapide sur ces battemens du luth qui sont un rythme plus qu’une musique, quelque chose comme un battement d’ailes strident, à peine plus nuancé, à peine plus mélodique que le chant des cigales par les clairs jours d’été. Dans l’épaississement graduel des fumées parfumées, les petites tasses de thé vert imprégné de menthe se renouvellent et circulent, la voix jeune et grave s’arrête, reprend, au gré de son rêve. Son luth lui répond, ils évoquent, pour les hôtes devenus comme des ombres dans la fumée, les délices d’une « promenade dans un jardin fleuri, » les senteurs d’orangers, les fleurs d’amandiers, et l’autre musique, celle au bruit de laquelle toute la triste Fès s’anime, respire et vit, la musique éternelle des eaux.

Ainsi passeront les heures. Aux portes de la ville, sur les bords de l’Oued-Fès, sous la grande arche d’où s’élancent les grandes lianes amoureuses, d’autres amis des « jardins fleuris » ont apporté leur thé vert, leur samovar, leur poignée de menthe. Couchés sur la prairie, ils écoutent chanter leur bouilloire. Ils se taisent aussi. Leurs yeux suivent la course rapide et sonore de l’eau prodigue qui jaillit ici hors de son lit en mousses, en fusées, en cascades impatientes qui sautent et sonnent sur les roches, polies, retombent avec de joyeux bruits de grelots.