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manifestée pour la France. Des esprits superficiels ont pu croire que son successeur aurait à notre égard des sentimens tout autres et certes, nos politiciens lui en ont fourni d’assez nombreux pré textes. Or, le nouveau Pape ne déclare-t-il pas à qui veut l’entendre qu’il aime la France « d’une tendresse particulière, » qu’il ne la rend nullement responsable des fautes ou des attentats commis par ceux qui la gouvernent, et qu’elle ne cesse pas d’être à ses yeux « la fille aînée de l’Eglise ? » Et faut-il croire qui l’expression d’une sympathie aussi continue, aussi persistante s’adresse à un peuple aussi « essentiellement irréligieux » que paraît le penser M. Emile Faguet ? J’ai peur que ce dernier nt se soit aventuré à soutenir un paradoxe historique.

Comment cela se fait-il ? Comment M. Faguet, si averti d’ordinaire, a-t-il pu se laisser en quelque sorte hypnotiser par le sujet de son livre, au point de ne vouloir voir dans la France de tous les temps que l’anticléricalisme ? Je crois le savoir, ou le deviner tout au moins. C’est que M. Faguet, toutes les fois qu’il parle de l’esprit français, ne peut s’empêcher de songer presque exclusivement à Voltaire. La confusion date déjà de loin chez lui. On se rappelle la conclusion de sa mémorable étude, sur Voltaire — ah ! les jolies pages, piquantes, spirituelles, piaffantes et caracolantes à souhait ! — « Ni Corneille, ni Bossuet, ni Pascal, ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Lamartine ne me donnent l’idée, même agrandie, embellie, épurée, du Français, tel que je le vois et le connais… Voltaire, lui, nous ressemble. L’esprit moyen de la France est en lui. Un homme plus spirituel qu’intelligent et beaucoup plus intelligent qu’artiste, c’est un Français… Voltaire est léger, décisif et batailleur : c’est un Français… Il est à peu près incapable de métaphysique et de poésie : c’est un Français. » — Autrement dit : expulsez de votre notion de l’esprit français, et Corneille, et Bossuet, et Pascal, et Racine, et Rousseau, et Chateaubriand, et Lamartine, et il vous restera Voltaire. Sans doute ; mais de quel droit mutiler ainsi, rétrécir et appauvrir notre conception de l’esprit français ? Et si Voltaire est assurément un Français, pourquoi Pascal n’en serait-il pas un autre ? « Celui-là n’est guère Français, écrit aujourd’hui M. Faguet, qui cherche en gémissant ; mais celui-là est très Français qui affirme fermement ce qu’il n’a pas approfondi, ou qui nie en riant ce qu’il fait le ferme propos de ne pas approfondir. » En d’autres termes, le vrai Français, c’est Voltaire ;