Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouve parfois sous la plume de Fénelon. C’est ainsi que les récoltes des biens-fonds qui appartenaient à l’archevêché de Cambrai ayant été respectées par l’ordre de Marlborough et du prince Eugène en reconnaissance des soins donnés à leurs blessés, Fénelon avait pu mettre le produit de ses récoltes à la disposition de l’intendant de Flandre pour nourrir les soldats du Roi. « Je dois aux anciennes bontés de Sa Majesté tout ce que je possède, écrivait-il à Chamillart ; je lui donnerois mon sang et ma vie encore plus volontiers que mon blé. Mais je suis bien éloigné, monsieur, de vouloir que vous fassiez valoir mon offre et que vous me rendiez aucun bon office. La chose ne mérite pas d’aller jusqu’au Roi[1]. »

Ceux qui ont quelque peine à croire au détachement complet de Fénelon se demanderont peut-être si la meilleure manière de porter à la connaissance du Roi son offre généreuse n’était pas précisément de demander à Chamillart de ne lui en point parler. Mais ce qu’on ne saurait contester c’est l’ardent patriotisme qui l’anime et l’agite durant ces années calamiteuses. Sa correspondance n’est qu’un long cri d’angoisse, coupé de conseils parfois judicieux, parfois excessifs, mais que lui inspire toujours le désir de voir apporter un terme à tant de misères. Peut-être pourrait-on même lui reprocher de souhaiter trop ardemment la paix, d’être trop enclin à conseiller l’acceptation des conditions exorbitantes que les alliés voulaient imposer à la France et de ne pas assez rendre justice à la ténacité de Louis XIV s’obstinant à soutenir la guerre plutôt que d’accepter ces conditions, ténacité à laquelle les circonstances devaient donner raison. Il juge parfois le vieux Roi avec une sévérité qui fait un peu contraste avec les termes de sa lettre à Chamillart. Dans une lettre au duc de Chevreuse, il l’apostrophe en quelque sorte avec violence, entremêlant à de justes reproches des accusations qui le sont moins : « Avez-vous, s’écrie-t-il, quelques garans pour des miracles ? Il vous en faut sans doute pour vous soutenir comme en l’air. Les méritez-vous dans un temps où votre ruine totale et prochaine ne peut vous corriger, où vous êtes encore dur, hautain, fastueux, incommunicable, insensible et toujours prêt à vous flatter ? Dieu s’apaisera-t-il en vous voyant humilié sans humilité, confondu par vos propres fautes sans vouloir les

  1. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 643.