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élégans du pays[1]. » Ainsi nous apparaît le jeune voyageur dont la gaieté spirituelle, l’entrain, la bonne humeur attirent les sympathies de tous.

Quelques années plus tard, en 1842, Le Play visite l’Angleterre ; en 1844, la Russie ; en 1845, la Suède ; en 1846, l’Italie, l’Autriche, la Hongrie ; puis il revient à Londres en 1851, et repart pour la Russie en 1853. Toute cette période d’enquêtes, de vie active et mouvementée permit à l’ingénieur de publier d’importans travaux[2], mais les producteurs ne l’intéressent pas moins que les produits de la matière, et, dans la richesse minérale, dans les établissemens métallurgiques, dans la fabrique moderne, ce qu’il voit ayant tout, c’est l’homme, l’ouvrier, soumis à toutes les influences de l’hérédité et du milieu, l’être libre et responsable, mais passif et dépendant du maître qui l’emploie, rouage vivant de l’organisation du travail. Comment connaître cette organisation ? Et si on arrivait à la connaître, pourrait-on, par l’étude des travailleurs manuels, — qui forment la grande majorité du contingent humain, — porter un jugement sur la société entière ? Telle était l’obsédante pensée de F. Le Play, au début de sa carrière voyageuse.

Qu’on se reporte à la première partie du XIXe siècle. Une double transformation en marque l’avènement : l’une, partie de France, est une révolution d’idées dont les philosophes du XVIIIe siècle ont été les promoteurs ; l’autre, purement économique, mais européenne, bouleverse le régime du travail. C’est l’âge de la houille et de la vapeur qui commence, multipliant à l’infini les forces productives, tandis que des villes manufacturières apparaissent de toutes parts. Les populations abandonnent le labeur des champs pour la fabrique ; elles accourent dans les villes ; des fortunes opulentes se fondent rapidement, pendant que les agglomérations urbaines deviennent des centres de misère matérielle et de souffrances morales. Le Play comprend et signale, l’un des premiers, l’importance de cette double révolution[3]. Il entend de hardis novateurs promettre une ère de paix et de rénovation sociale ; il voit ses plus intimes amis s’attacher au Saint-Simonisme. Va-t-il, lui aussi, céder aux séductions pressantes des idéologues ? Il a raconté les hésitations de son

  1. Frédéric Le Play, Voyages en Europe, 1829-1854, p. 127.
  2. Op. cit., p. 27.
  3. Les Ouvriers européens, 1re édit. Paris, 1855. Introduction et appendice.