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petit enfant, abandonne le cadavre, l’ange et le démon s’élancent pour s’en emparer. Ils se livrent un furieux combat, et la lutte dure jusqu’à ce que l’un des deux reste vainqueur.

Assez rare au XIIIe siècle, et même encore au XIVe, la lutte pour la possession de l’âme devient extrêmement fréquente au XVe siècle. Les livres d’Heures enluminés nous en offrent de nombreux exemples. Le miniaturiste représente généralement l’enceinte du cimetière avec sa chapelle, ses cloîtres, ses charniers chargés à se rompre comme de riches greniers. La fosse est creusée et deux fossoyeurs y déposent le cadavre cousu de la tête aux pieds dans un linceul. Dans le ciel, cependant, la lutte suprême est engagée, l’ange et le démon sont aux prises, et l’âme tremblante attend que la victoire ait décidé de son sort. L’ange est rarement caractérisé : l’artiste, pourtant, lui donne parfois l’armure et l’épée de saint Michel. Saint Michel est l’antique rival de Satan, et la bataille qu’il a engagée avec lui au commencement du monde, il la continue tous les jours. Saint Michel est donc l’ange de la mort, le défenseur qu’on invoque dans l’attente du grand combat. Dans les testamens, saint Michel est parfois nommé après la Sainte Trinité.

C’est sous cette forme abrégée que les artistes représentèrent la lutte des deux principes se disputant l’âme chrétienne. La faveur que rencontra cette scène au XVe siècle s’explique sans doute par le succès de l’Ars moriendi. La lutte pour la possession de l’âme exhalée par le mourant en est la dernière page et le suprême épisode.

Ainsi, à la fin du moyen âge, l’image de la mort est partout. Ce n’est pas seulement au cimetière qu’on la rencontre, on l’a sous les yeux dans l’église. En tournant les pages de son livre d’Heures, on l’aperçoit encore. Rentré chez soi, on la retrouve. Un crâne est sculpté au manteau de la cheminée, une page de l’Ars moriendi est clouée au mur. Et la nuit, quand on dort et qu’on oublie, on est réveillé en sursaut par le veilleur qui psalmodie dans les ténèbres :

Réveillez-vous, gens qui dormez,
Priez Dieu pour les trépassés.


ÉMILE MALE.