Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/667

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette conception première. L’empereur, par exemple, après avoir annoncé qu’il meurt à regret, ajoute ces vers singuliers :


Armer me faut de pic, de pelle
Et d’un linceul, — ce m’est grand peine.


Or, le mort qui le prend par la main est précisément drapé dans un linceul, et porte sur l’épaule un pic et une pelle. Tel il est, tel sera bientôt l’empereur. Le mort apparaît donc comme un type précurseur. C’est notre avenir qui marche devant nous. On comprend maintenant pourquoi on appelait la danse macabre « la danse des morts » et non « la danse de la mort. »

Cette idée, il est vrai, s’obscurcit aux approches du XVIe siècle. Plusieurs manuscrits, déjà tardifs, appellent le cadavre « la mort » et non plus « le mort. » Vers 1500, on ne savait plus ce que c’était que ce compagnon qui précède chacun des vivans. On eût bien étonné Holbein, si on lui eût dit que ce n’était pas la Mort.

Peut-être trouvera-t-on, comme nous, que la vieille conception était la plus formidable.

Au XVe siècle, les morts de la danse macabre ne sont pas des squelettes ; ce sont des cadavres desséchés. Certains sols ont la propriété de conserver les morts. On montre à Saint-Michel de Bordeaux et à Saint-Bonnet-le-Château, dans les ténèbres d’une crypte, de hideuses momies, qu’un long séjour dans l’argile a parcheminées. On en montrait jadis de pareilles en plusieurs lieux. Voilà les modèles de nos artistes du moyen âge. Le cadavre momifié est plus effrayant que le squelette : il semble vivre encore d’une vie affreuse. Ces larves qui dansent, sautent sur un pied, sont presque vraisemblables. On dirait quelque svelte étudiant qui n’a ni ventre ni mollet. La momie de nos danses macabres est à peine plus maigre que le Voltaire de Pigalle. Elle a son sourire. On la voit qui fait mille grâces. Elle se drape avec son linceul comme avec une écharpe. Pudique, elle voile un sexe qu’elle n’a plus. Elle est volontiers insinuante, persuasive : elle passe familièrement son bras sous le bras de sa victime. Elle ne marche pas, elle sautille, et semble régler son pas sur l’aigre musique d’un fifre.

Cette ironie du cadavre, ce rire qui ouvre sa mâchoire où il manque des dents, toute cette atroce gaieté que l’artiste a si bien rendue, le poète l’exprime aussi, mais avec plus d’âpreté