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frappé, et, en général, toutes celles que leurs habitans sont tenus de balayer : ils s’en acquittent en conscience ; mais du haut en bas, sur le milieu de la chaussée, sur le juste milieu, comme une ligne tracée au cordeau et ininterrompue, les ordures s’amoncellent. Les voitures et les piétons les dispersent pendant la journée, et, le lendemain matin, elles reviennent et reforment la limite exacte où s’arrête, de l’un et de l’autre côté, la vigilance des habitans. Il en est de même dans les souffrances de la vie. La bienfaisance des Japonais ne dépasse pas leur rayon familier. Leur pays est comme traversé d’une zone neutre où le solitaire qui tombe n’est relevé par personne. On ne l’écrasera point ; on ne l’insultera pas ; mais nul n’essaiera de le soulager ou de le consoler. Libre aux étrangers de glaner dans ces rebuts humains quelque gratitude étonnée !


VI. — LA PRISON D’OMUTA

La distribution des billets se fait dix minutes avant le départ du train. Ce règlement très européen, je le retrouve au Japon affiché sur une pancarte et rigoureusement observé. La conséquence en est simple. Tous les départs de trains, où se presse un grand nombre de voyageurs, sont précédés d’une effrayante bousculade. Par bonheur, les Japonais ne crient pas : ils se contentent de se fouler et, au besoin, de s’escalader. Arrivés devant le guichet, où les regarde un fonctionnaire rogue, le samuraï en casquette, ils aspirent un peu d’air avec ce sifflement rentré qui annonce une supplication, et ils expriment le vœu d’obtenir un billet. Le fonctionnaire, que sa moindre hâte à les satisfaire rabaisserait dans l’estime générale, leur passe lentement un petit morceau de carton. Second sifflement, qui serait suivi d’une formule cérémonieuse adaptée à l’importance du service rendu, si ceux qui leur montent sur les talons ne les expulsaient du guichet pour y siffler à leur tour. Dans les gares du centre, le chemin de fer a beaucoup simplifié l’ancienne politesse. C’est un grand éducateur. Mais, en ces lointains parages, elle n’avait pas encore pris son parti et luttait désespérément contre la rapidité du courant moderne.

— Hé ! dit mon compagnon, nous allons manquer le train ! Si je n’osais pas lui répondre que ce me serait égal, je le