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de pics et creusée de torrens, devient d’une belle sauvagerie.

A la tombée du crépuscule, nos chevaux franchirent à gué une rivière limpide où se mirait un ciel d’orage. Heureusement nous touchions aux premières cabanes du village de Kakuto. L’auberge était infecte. Nous n’aurions pas éprouvé plus de démangeaisons sur des orties que sur ses nattes. Le riz était gâté ; le saké tournait à l’aigre. Impossible de trouver dans le village la queue d’un poisson sec. Toutes les maladies de peau fermentaient sous les couvertures rapiécées qu’on étala devant nous. Quand l’averse redoublait de violence, on était obligé de fermer les contrevens, car les fenêtres eussent été emportées ; et le lendemain nous passâmes une partie de la journée dans une obscurité presque complète.

D’autres voyageurs subissaient notre sort. Deux marchands, agenouillés l’un en face de l’autre, psalmodiaient leur journal. Comme chacun avait le sien, je m’étonnais qu’ils pussent s’entendre eux-mêmes. Mais les Japonais sont accoutumés à ce tour de force. Quand ils eurent fini, ils se rapprochèrent de notre brasero, allumèrent leur pipette, et entamèrent une discussion ébouriffante sur les infanticides. L’un prétendait que l’usage assez répandu chez les paysans du Kiushu de supprimer leur nouveau-né, quand leur famille était trop nombreuse, persistait malgré les progrès de la civilisation. L’autre affirmait que ça ne se faisait plus. Mais le premier citait l’exemple d’un paysan qu’il avait connu, d’un homme très doux et très poli dont les trois derniers enfans étaient morts le jour même de leur naissance et le troisième d’un très doux coup de sabre. Mais son interlocuteur observa que le coup de sabre lui semblait fort invraisemblable, ni que, de tout temps, un léger morceau de papier collé sur leurs lèvres avait suffi pour envoyer les fâcheux petits êtres compter les cailloux dans le lit de la rivière où le dieu Jizo amuse les ombres des enfans. Ils n’arrivèrent pas à se mettre d’accord ; mais ils échangèrent force civilités, et, se tournant vers le Père Raguet, ils lui demandèrent la grâce de s’entretenir avec un homme aussi distingué. Et l’un d’eux lui posa cette question : « Pourquoi les Européens écrivent-ils différemment le nom du Bouddha ? » car il avait entendu un bonze en arguer la faiblesse de la science occidentable. La réponse du Père le satisfit si pleinement qu’il déclara que ce bonze n’était qu’un sot et qu’il s’excusa de sa propre imbécillité.