Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/551

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai voulu voir le cimetière où l’on enterrait les morts de Deshima. Nous prîmes un sampan dont le batelier ne savait de ma langue que trois mots qu’il répétait à chaque instant : Dis donc, M’zieu ; et de l’autre côté du port, en face de la ville, nous abordâmes au pied de la colline d’Isana qu’on appelle la Colline des Russes. Le gouvernement avait en effet accordé aux Russes la jouissance du village d’Isana où ils pouvaient éviter les rencontres avec les matelots anglais, et surtout parler et s’enivrer sous la surveillance des serviteurs et des femmes que leur choisissait la police secrète.

Ce village en escalier, qui de loin scintillait au soleil, était ignoble. Nous marchions dans les ordures et les bouteilles cassées. Aux portes des taudis, des barils défoncés gardaient encore leur chantepleure. Des filles, pieds nus, tristement provocantes, sortaient de leurs boutiques. Nous entendions derrière nous le batelier qui nous avait suivis : Dis donc, M’zieu ! Dis donc, M’zieu ! Çà et là, une maison close, entourée d’un jardin à demi japonais, souriait discrètement, oubliée dans la débauche, vierge d’éclaboussures. Et la nature étendait ses rameaux, allongeait ses grandes herbes, épanouissait ses fleurs grimpantes, recouvrait de son mieux la grossièreté des hommes.

Le village se terminait au-dessous d’un temple bouddhique, qui me parut abandonné ; et nous fûmes bientôt parmi les tombes. Ombragés d’araucarias et de camphriers, les cimetières s’étageaient comme de petites rizières. On apercevait à travers les arbres un coin de la baie où les paysans brûlaient des herbes ; et le silence était tel que nous percevions le grésillement de leurs feux. Je ne vis d’abord que des mausolées russes, blancs et bordés de bleu, et des tombes chinoises qui affleuraient la terre et ressemblaient à des bassins de fontaines taries. Enfin, je découvris sous la mousse de grosses dalles dont le temps avait rongé les bords et les inscriptions. Sur quelques-unes cependant on pouvait déchiffrer la date du XVIIIe siècle. Les tombes récentes étaient surmontées de la croix ; mais ces vieilles dalles ne la portaient point. Ceux dont elles recouvraient la dépouille avaient dû, pour gagner un peu d’or, la fouler aux pieds sur le quai de Nagasaki. Les Japonais les y contraignaient, et ne leur