Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendu au coucher du soleil des salves de canon dont les échos roulaient dans ce cirque de montagnes comme impuissans à s’en échapper. Je descendis de l’hôtel. Des Cosaques avaient été lâchés dans cette partie de la ville, et avaient envahi le Club Naval, une vulgaire taverne. Là, toutes fenêtres ouvertes, débraillés, leurs blouses d’un vert bouteille sortant de leur ceinture, ils bondissaient aux sons d’un piano fêlé et scandaient leur gigue de hurlemens. Une foule compacte de Japonais les regardaient sans broncher. Les Cosaques étaient de grands hommes poilus, puissamment râblés, jaillis des profondeurs de la vie instinctive. Des lueurs farouches dansaient dans leurs larges prunelles d’enfans en délire. Tout à coup ils se prirent par la main, foncèrent sur la porte, qui sauta d’un de ses gonds, et se ruèrent dans la rue. J’eus l’impression que la foule japonaise serait écrasée. Mais elle s’écarta vivement, puis se reforma ; et les petits hommes jaunes aux yeux ternes les suivirent en silence, et semblaient pousser devant eux dans la nuit aveugle cette harde dont les bondissemens ébranlaient la terre.

Je me hâtai de secouer le malaise de ce spectacle le long des rues désertes qui grimpaient vers les temples. Au fond d’une sombre cour, un sanctuaire étincelait. Sur une table de laque, un jeune bonze, en robe beige et en écharpe de pourpre, était assis entre deux cierges dans la pose d’un Bouddha. Je crus d’abord à une statue, tant sa figure ascétique restait impassible. Il avait sous les yeux un pupitre avec un livre ouvert, et, derrière lui, des fleurs de lotus aux tiges d’or et les vagues splendeurs de l’autel. Accroupies autour des marches, les vieilles femmes appuyées à leur bâton et les jeunes femmes, leur enfant sur le dos, répétaient une infatigable litanie. Leur supplication montait vers lui comme vers un dieu vivant.

Les lumières de la rade commencèrent à s’éteindre. Dans le ciel translucide, où s’abîmait le dernier quartier de la lune, les collines au loin faisaient des masses bleu pâle. Mais la prière durait encore. Que demandaient aux dieux ces voix qui se brisaient en cadence et revenaient se briser aux pieds de ce jeune prêtre si beau dans son silence et son ardente maigreur ? Que leur demandaient ces femmes dont les fils, les frères, les maris se pressaient, au bas de la côte, sur les pas des Cosaques ?