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porte. Mais il la repoussa d’un geste et se replongea dans sa lecture avec fureur. Je maudissais l’absence d’un interprète, et, partagé entre mon inquiétude grandissante et mon désir de m’en aller, je ne savais à quoi me résoudre, quand il agita un poing victorieux, et, rampant sur les genoux, me tendit cette phrase que son ongle avait soulignée :

I do not understand english. (Je ne comprends pas l’anglais) !

Peu s’en fallut que le train ne partît sans moi. Je frémis à l’idée que j’aurais pu passer ma soirée en compagnie de mon hôtelier et de son hand-book ! Cependant ma nuit ne fut guère plus enviable, le hasard m’ayant affligé d’un voisin qui baragouinait un mélange d’anglais et de français. C’était le fils d’un marchand de Tosu. Ses études n’avaient pas été poussées très loin, si j’en juge à la première question qu’il me posa : « Avez-vous des chemins de fer dans votre pays ? » Je lui répondis que, depuis que le Japon en avait, la France s’était mise à en construire. « Et d’aussi confortables que les nôtres ? — Je ne saurais vous le dire ; mais on y dort bien. » Et là-dessus je lui souhaitai le bonsoir. Le misérable me réveilla dix fois, pour me donner son nom, pour me demander ma carte, pour m’offrir l’adresse de son père, et, encore, Dieu lui pardonne ! pour m’inviter à tâter l’étoffe de son complet, « une vraie étoffe anglaise ; » Lorsqu’il m’eut rendu le sommeil impossible, il appuya sa tête sur mon épaule et s’endormit. À Tosu, le conducteur du train le secoua, le tira par les pieds, enfin me délivra.

Dans la confuse clarté du crépuscule, les rizières, les collines, les bois humides, les petits villages et les temples et les cimetières, tout le Japon familier commençait à renaître. Le soleil se leva. Sur la limite des champs les moissonneurs nous regardaient fuir en s’abritant les yeux de leur faucille étincelante. Nous atteignîmes le golfe d’Omura. Il nous fallut gagner à pied l’embarcadère, traverser la mer jusqu’à la baie de Tokitsu et de là nous acheminer vers le train de Nagasaki. Quelle promenade réveillante dans le scintillement des rizières, sur des sentiers qui zigzaguaient au pied des collines, comme des coulées d’or jaune ! Les rameaux luisans des lauriers ombrageaient les boutiques de sandales et les maisons de thé. Devant nous, deux agens de police, en costume européen et en chaussons de paille, conduisaient deux malfaiteurs dont les bras ramenés en arrière