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l’adoucir ou menaçant de l’aggraver selon les fluctuations de sa politique. L’indépendance des juges est illusoire, et les auteurs vénézuéliens eux-mêmes en conviennent : le président Andrade fait arrêter deux membres de la Cour fédérale ; Castro révoque le juge Avelino Arroyo qui a rendu une sentence défavorable à la municipalité de Caracas dans un procès contre la Banque du Venezuela ; le docteur Lopez Fontaines, président de la Cour supérieure, est incarcéré pour avoir, conformément à la loi, fait élargir des individus détenus depuis des mois sans être l’objet d’aucune poursuite.

Ainsi les mots qui ont l’air d’avoir le même sens, les institutions qui semblent avoir la même destination que dans nos pays d’Europe, ne sont en réalité que fantasmagorie ; dans la pratique tout dépend de la volonté du Président ; plus absolu que Louis XIV il peut dire en toute vérité le mot que le roi de France n’a jamais prononcé : « L’Etat, c’est moi. » Dans une pareille république tant vaut l’homme, tant vaut le gouvernement : plusieurs de ces États hispano-américains doivent leur prospérité à la fermeté d’un homme. M. Pierre Leroy-Beaulieu a montré récemment ici tout ce que le président Porfirio Diaz, dans le long exercice de ses fonctions, a fait et fait encore pour le Mexique. Le Venezuela lui-même doit ce que les perturbations politiques y ont laissé subsister de prospérité, à la main énergique de Guzman Blanco. Le « bon tyran » c’est, dans l’Amérique du Sud, le gouvernement idéal. Le malheur est que les « bons tyrans » sont rares. Le bon tyran n’est pas d’ailleurs ce qu’un vain peuple pense : il n’est ni faible, ni débonnaire ; il ne laisse pas l’autorité péricliter entre ses mains ; il ne supprime pas les abus ; il les canalise ; il fait bien ses propres affaires, mais il fait bien aussi celles de l’État ; il comprend que l’intérêt général et le sien propre sont solidaires, si bien que ce pouvoir qu’il a acquis par la force et la révolution, il en use dans l’intérêt du bien public, et, en même temps qu’il pousse sa propre fortune, il développe du même coup celle de son peuple. Le gouvernement idéal, n’est-ce pas, après tout, celui qui répond le plus adéquatement à l’état social, économique et politique d’un pays ? Mais il faut bien constater que le général Cipriano Castro n’est pas un « bon tyran ; » il jette son pays dans les pires aventures, il soulève des difficultés avec ses voisins, avec les États-Unis, avec l’Europe ; il paralyse la prospérité économique de son