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d’invention ; » et si quelqu’un a mérité le nom de créateur, » c’est cet « observateur. » Pour le prouver, Taine analysait quelques-uns des « grands personnages » de Balzac, de ceux qu’il ne craignait pas de comparer aux « monomanes » ou aux « monstres » de Shakspeare : Philippe Bridau, de la Rabouilleuse ; le bonhomme Grandet, d’Eugénie Grandet ; le baron Hulot, de la Cousine Bette. Il osait dire à ce propos que « la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime, » de quoi nous avons dit, à notre tour, qu’Eschyle et Shakspeare, que Corneille et Racine eussent assurément convenu. Et il concluait en ces termes : « Balzac échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ses noirs ateliers fumeux, où il prépare, à force de science, les fanaux multipliés qu’il va planter par millions et dont les lumières entre-croisées et concentrées vont éclairer la campagne. A la fin tous s’embrasent, le spectateur regarde, et il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu’avec Shakspeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant. » Sous la plume du critique, c’était ici le suprême éloge, et c’était un éloge comme personne encore n’en avait fait un de Balzac. La réputation et l’influence du romancier n’allaient plus cesser désormais de grandir, et de s’accroître de tout ce que le critique lui-même irait gagnant d’autorité.

Ce que l’on peut remarquer en effet, c’est qu’à dater de ce moment, la conception balzacienne du roman commence à triompher des autres, ou plutôt les absorbe, en quelque manière, et les ramène à soi. Ne parlons point d’Eugène Sue qui vient de mourir, ni du vieux Dumas, qui ne semble occupé qu’à chercher de quelle manière il achèvera de se disqualifier. Ne disons rien d’Hugo, ni de ses Misérables, qui paraissent en 1862, et où l’on reconnaît aisément des traces de l’influence de Balzac ; mais on y en reconnaît aussi de l’influence d’Eugène Sue ; et puis, Hugo, comme Balzac, « veut » si je puis ainsi dire, et doit être mis à part. Mais on ne saurait douter de l’influence de Balzac sur la dernière manière de George Sand, celle dont le chef-d’œuvre est le Marquis de Villemer ; on retrouve Balzac dans le plus célèbre des romans de Feuillet, je veux dire Monsieur de Camors, où l’on pourrait montrer que l’auteur s’est même directement inspiré du Lys dans la Vallée ; on le retrouve