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des marchandises et des services infiniment variés, il se trouve une parcelle de franc ou de centime qui rémunère le vendeur ou le fabricant assez habile, assez heureux, pour obtenir la préférence ; et ces parcelles de bénéfices vont s’agglomérer en lingots d’or. Ces lingots, pour fructifier, devront s’employer encore, soit dans la maison qui les a recueillis, soit dans une autre entreprise, où peut-être d’ailleurs ils se perdront. Mais presque toujours la communauté en profite.

Naguère aussi la communauté avait profité de ce que la fortune était un prix remporté par la force. Le seul moyen d’intéresser à la propriété les barbares, les violens, les ravageurs, c’est de les rendre propriétaires ; et nous croyons, avec notre mentalité du XXe siècle, que rien n’est plus facile, pourvu qu’il se trouve des biens à mettre à leur disposition. Mais, au contraire, ce pas initial de toute civilisation est assez long à franchir ; parce que l’homme primitif, l’homme de combat, ne tient pas à posséder et préfère détruire. Il se plaît à manifester ainsi sa force, et il lui semble même ne sentir pleinement sa puissance que par l’anéantissement des choses et des gens.

Nos enfans cassent encore leurs joujoux par plaisir : ils se livrent d’instinct, dans leurs ébats innocens, à la volupté de la dévastation et du massacre et, malgré l’adoucissement graduel et le polissage ininterrompu des générations, depuis des siècles, toute armée lâchée en guerre est, au bout d’un laps de temps très court, reprise de cette passion de la destructivité. Bien mieux, au milieu des douceurs de la paix, de laborieux paysans, arrachés à leurs foyers pour exécuter des manœuvres de vingt-huit jours, une fois qu’ils ont échangé leur blouse contre la capote bleue et le pantalon rouge, formés en colonne de marche et le fusil sur l’épaule, prennent un plaisir de Vandale à saccager des champs de blé ou de légumes, en tout semblables à ceux qu’ils cultivaient la veille avec amour et qu’ils défendraient, en civils, avec fureur contre la plus légère déprédation.

Prendre pour posséder, non pour abîmer ni exterminer, c’est avoir le goût recommandable de la conservation, qui engendre le besoin de la sécurité. La sécurité matérielle qui, dans notre république, paraît aussi naturelle que les feuilles aux arbres et l’eau dans la rivière, a été le luxe du moyen âge. Précaire toujours, avec tant de gens d’armes portés à la troubler, la sécurité devait avoir pour elle un nombre plus grand encore de gens