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conquiert par force, s’obtient par don de l’État, ou se gagne par échange.

L’abolition du servage et la concession quasi gratuite de la terre, si profitable aux serfs affranchis, fut une spéculation foncière des seigneurs, en vue d’accroître le rendement de leurs biens : comme aujourd’hui la création d’un comptoir ou d’une usine, dont le succès même est lié aux services qu’ils rendront, est la spéculation d’un industriel ou d’un commerçant en quête de nouveaux bénéfices.

Les Français pacifiques et surveillés que nous sommes trouvent invraisemblable, et d’ailleurs injuste, que les richesses aient été, durant les siècles féodaux, le prix de la force d’un homme de guerre ; aux siècles monarchiques, lorsque ce guerrier s’appela « le Roi, » son brigandage s’appela confiscation, et ce mode de transfert des biens parut aussi plausible, à ceux du moins qui n’en souffraient pas. Dans un passé plus récent, notre siècle démocrate a vu plus d’une fois les majorités adjuger à l’Etat, comme un butin légitime, les immeubles des partis vaincus ; suivant le même principe en vertu duquel le sire de Montlhéry se fût annexé le domaine de son voisin le comte de Corbeil. À cette différence près que le châtelain du XIVe siècle opérait sans écritures, et que les gouvernemens modernes, plus formalistes, accompagnent toujours leurs spoliations de ce qu’ils appellent une « loi. » Cependant, et bien qu’il ne manque pas en France de citoyens pour préconiser, dans l’avenir, l’emploi méthodique et général de pareilles « lois, » c’est-à-dire la restauration de la force comme titre suffisant à la possession des choses, on ne peut pas dire que notre société actuelle soit hostile à la propriété, puisqu’elle l’a rendue plus absolue, ni aux grandes fortunes, puisqu’elle en a favorisé l’accroissement.

Bien que la généralité des bourgeois, non moins que des aristocrates et des prolétaires, ait beaucoup de jalousie de ces grandes fortunes, c’est grâce à eux pourtant que ces fortunes s’édifient ; ce sont eux qui donnent à quelques privilégiés ces richesses. Tout en regrettant de les voir grandir, ils ne peuvent s’empêcher d’y aider, d’y collaborer. Ce qui les y oblige, c’est leur intérêt bien entendu, une amélioration réalisée dans leur vie matérielle, l’appât de quelque plaisir à goûter, de quelque besoin nouveau à satisfaire. Et cela parce que, dans tous ces achats, dans tous ces échanges du produit de leur travail ou de leur revenu contre