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Aujourd’hui les gens les plus riches évitent de garder, soit chez eux, soit même en dépôt dans une banque, les métaux précieux ou la monnaie fiduciaire qui les représente ; ils ne tiennent disponible qu’une légère provision pour leurs dépenses courantes. Autrefois les gens les plus pauvres s’efforçaient de posséder, à domicile, de l’argent ou de l’or, en espèces, en lingots, parce que le seul moyen vraiment sûr de n’en pas manquer, c’était de l’avoir effectivement et substantiellement sous la main. Il faut des fonds à Louis de La Trémoïlle, compagnon de Charles VIII à l’expédition de Naples (1494) ; son intendant s’empresse de faire fondre un lingot et une chaîne d’or de « Monseigneur » et lui envoie les 20 800 francs qu’ils ont produits.

Le crédit, maintenant qu’il existe, nous paraît une chose toute simple. On mit toutefois très longtemps à le fonder, et pendant des siècles, malgré les leçons de l’expérience, on s’appliquait à l’empêcher de naître. Une loi conférait-elle aux croisés le privilège de retarder le paiement de leurs dettes ? le résultat immédiat était de couper tout crédit aux chevaliers, ou de leur rendre les emprunts très onéreux ; même lorsqu’ils inséraient dans l’acte la formule de « renonciation au privilège de croix prise ou à prendre. » Même conséquence avaient plus tard, sous Louis XIV, ces « lettres d’Etat » qu’obtenaient les gentilshommes et les gens en faveur, et qui leur donnaient licence de surseoir à volonté au paiement de leurs dettes. L’absence de crédit nécessitait, dans les fortunes de jadis, la présence d’un stock de métaux précieux, que l’institution du crédit, en les rendant inutiles, fit disparaître.

Des manières de placer son argent, il en existait beaucoup, mais de moyen de s’enrichir, il n’y en avait qu’un : la guerre. La guerre est la grande, l’unique spéculation, le risque aux perspectives sans pareilles pour une ambition de pauvre brave. Il peut tout y gagner, même la gloire, et n’est en danger de perdre que sa mise au jeu, — la vie, — chose considérée comme de moindre conséquence que de nos jours.

A mesure que la civilisation a fait des progrès, la guerre est devenue moins intéressante. Déjà, pour les troupes de métier des XVIe et XVIIe siècles, le succès des partners heureux ne se soldait plus que par un assez médiocre butin ; dans les corps à corps nationaux de notre époque, « remporter la victoire » n’est qu’une figure de rhétorique ; les gagnans s’en vont les mains